Avec ses 1300 âmes, Taybeh, l’ancien Ephraïm, a quelques lieues au nord de Jérusalem, est le dernier village entièrement chrétien de Terre Sainte. Découverte d’un lieu unique.

En 1863, le géographe français Victor Guérin, parcourant le pays à cheval, passe par Taybeh qu’il décrit ainsi : « Sur le point culminant de la montagne, on observe les restes d’une belle forteresse, construite en magnifiques blocs, la plupart taillés en bossage. Ce qui en subsiste encore est actuellement divisé en plusieurs habitations particulières. Au centre s’élève une petite tour, qui semble accuser un travail musulman, mais qui a été bâtie avec des matériaux antiques. Cette forteresse était elle-même environnée d’une enceinte beaucoup plus étendue, dont une partie est encore debout. Du côté du nord et du côté de l’ouest, celle-ci est presque intacte sur une longueur d’une soixantaine de pas. Très épaisse, et construite en talus incliné et non points par ressauts successifs en retraite les un sur les autres, elle est moins bien bâtie que la forteresse antique, a laquelle elle semble avoir été ajoutée a une époque postérieure. L’appareil des blocs qui la composent est assez considérable, mais peu régulier ; les angles seuls offrent des pierres bien équarries ou relevées en bossage. Au-dessous de la forteresse, le village couvre les pentes de la montagne, presque toutes les maisons sont intérieurement voutées ; quelques-unes paraissent très anciennes. On rencontre en beaucoup d’endroits des citernes et des silos, creusés dans le roc vif, qui datent très certainement de l’antiquité, et prouvent, avec les débris de la citadelle, l’importance primitive de cette localité. Taybeh, bien que réduite maintenant a l’état de simple village, où beaucoup de maisons sont en ruine, renferme encore huit cent âmes. La population, sauf une soixantaine de catholiques, est toute entière grecque schismatique. L’église grecque a été construite en partie, principalement dans ses assises inferieures, avec des matériaux antiques, parmi lesquels se trouvent plusieurs fragments de colonnes encastrés dans la bâtisse. Elle n’offre, du reste, rien qui mérite d’être signalé. Les soixante catholiques dont j’ai parlé forment, depuis quelques années, une petite paroisse, que Mgr Valerga a fondée par la création d’une mission latine en cet endroit. Le prêtre qui la dirige est un ecclésiastique français, M. l’abbé Courtais. Son presbytère renferme en même temps une école et une chapelle provisoire, qui va bientôt être remplacée par une petite église. La montagne de Thayebeh domine au loin tous les environs. De son sommet (869 m.) on jouit d’un coup d’œil très vaste et singulièrement imposant. Le regard plonge, a l’est, dans la profonde vallée du Jourdain, et, au-delà de ce fleuve, il découvre les chaînes de l’antique pays de Gilea’d et d’Ammon. Il embrasse ainsi une partie du bassin septentrional de la mer Morte et des montagnes de Moab. A l’ouest, au nord et au sud, l’horizon, quoique moins grandiose, est encore très-remarquable. » (Victor Guérin, Description de la Palestine, 2 volumes, Paris, 1880)

Très remarquable, ce village l’est certainement – ne serait-ce que parce qu’il est le dernier village de Terre Sainte dont la population soit entièrement chrétienne. Contrairement aux autres hauts lieux de la foi, comme Bethleem, Nazareth, Jérusalem, où les aléas de l’histoire ont donné place à des populations majoritairement juives ou musulmanes. Sait-on que Ramallah, l’actuelle capitale « de fait » de la Cisjordanie, a été fondée par des Arabes chrétiens et était encore il y a peu une ville majoritairement chrétienne ? Relique, mais relique vivante, Taybeh est un vivant témoignage de cette Palestine chrétienne où il y a à peine plus d’un demi-siècle près d’un cinquième de la population était baptisée.

Une chrétienté œcuménique

Taybeh compte trois paroisses : la plus ancienne est l’orthodoxe, qui rassemble un tiers du village ; ensuite vient la latine, fondée en 1860, et qui comprend plus de la moitie des villageois, puis la melkite, créée en 1903 mais avec une petite communauté déjà présente alors depuis plus d’un demi-siècle, et qui compte une cinquantaine de familles. Mais ces recoupements s’entremêlent au quotidien, puisque chaque famille compte les trois confessions parmi ses membres, au gré des mariages notamment. Lors d’une alliance entre deux personnes de deux rites différents, l’épouse et les enfants suivent la religion du père : si le mari est catholique latin, toute la famille l’est, et ainsi de suite. Cependant a cette identité religieuse officielle de chaque foyer s’ajoute dans la pratique une grande liberté individuelle – et un œcuménisme concret, non seulement entre les trois curés de Taybeh – catholiques latin et melkite, orthodoxe – mais encore davantage parmi les fidèles. Ainsi, Noel est fêté par presque tous chez les latins, et Pâques a la date orthodoxe. La paroisse latine, avec ses nombreuses traditions mariales et sa messe quotidienne, connaît ainsi une grande affluence de paroissiens de rite byzantin – catholiques ou orthodoxes… Le haut-lieu œcuménique du village, qui symbolise l’Eglise indivise, c’est le site byzantin d’Al-Khader. Khader désigne le grand saint Georges, saint patron du village et de toute la Palestine, et c’est ici le lieu de l’église primitive – quand Taybeh s’appelait encore Éphraïm. Basilique byzantine plus tard remaniée par les croisés, les ruines du Khader, avec leur baptistère monolithe des premiers siècles où étaient baptisés les ancêtres, sont la preuve de l’antiquité chrétienne de Taybeh et connaissent encore une dévotion constante des Taybaouis de tous rites, qu’elle soit publique – processions des Rameaux, du feu de Pâques, de la Sainte Croix… - ou privée : prières et cierges, mais aussi et surtout sacrifices d’animaux… Car Taybeh-Éphraïm est sans doute le dernier village de toute la Terre Sainte où se pratiquent encore les sacrifices sanglants de bétail, pratique cananéenne, juive et samaritaine ininterrompue depuis des millénaires. Le rituel a été christianisé, et la viande est ensuite distribuée aux familles pauvres du village et aux personnes âgées.

Une chrétienté dynamique

Mais Taybeh, enraciné dans son héritage et sa fierté chrétienne, n’en vit pas pour le moins tournée vers le passé. L’émigration, due aux conditions politiques et économiques difficiles que vivent les Palestiniens, du fait de l’occupation israélienne, a certes épongé son dynamisme démographique – puisque près de huit mille personnes originaires de Taybeh vivent à l’étranger – mais les Taybaouis se battent pour trouver les moyens de dynamiser la vie économique de leur village et pouvoir y rester. L’attachement a la terre natale est très fort, puisque tous les ans une convention internationale des gens de Taybeh se tient sur le continent américain. Cette année elle a lieu pour la première fois à Taybeh même qui va connaître un émouvant retour temporaire de nombre de ses exilés. Certains reviennent définitivement même de l’étranger, a l’instar des frères David et Khoury qui, confiants dans les tous récents accords d’Oslo, quittent les Etats-Unis d’Amérique pour ouvrir dès 1994 une brasserie a Taybeh. Ainsi, Taybeh Beer est la seule brasserie palestinienne, et son excellente bière, artisanale et naturelle, est devenue une fierté locale – et nationale. Ayant séduit les gosiers germaniques, la bière de Taybeh est même produite sous licence a Hambourg ! Devenu maire lors des premières élections libres de 2005, David Khoury institue la Taybeh Oktoberfest – déjà devenue une tradition villageoise, accueillant chaque année près de dix mille visiteurs locaux et étrangers.

Mais ce sont surtout les églises qui donnent vie au village. Les paroisses orthodoxe et melkite, avec leurs écoles, crèche et projets de logements, contribuent largement à ce développement. Mais la prépondérance en la matière revient sans doute à la paroisse latine qui depuis quelques décennies déjà, avec l’école latine, le centre d’accueil des pèlerins et le centre médical de la Caritas, assure un certain nombre de services éducatifs et caritatifs, souvent soutenus par les Chevaliers du Saint-Sépulcre – notamment français. Ces services sont largement ouverts aux musulmans de la région qui envoient leurs enfants dans les écoles chrétiennes et viennent recevoir des soins au dispensaire catholique.

Mais c’est sous l’impulsion d’ « Abouna » (Père en arabe) Raed Abusahlia, prêtre palestinien originaire de Zababdeh, et curé latin de Taybeh depuis 2002, que la vie économique a pris un nouvel essor. Abouna Raed venait d’être, pendant les premières années de la seconde Intifada, chancelier du Patriarche latin Michel Sabbah, période durant laquelle il avait multiplié les actions pour une résistance non-violente a l’occupation. Véritable météore d’énergie pure, il allait se consacrer entièrement à sa nouvelle mission.

Alors que la répression du soulèvement bat son plein, toutes les routes sont bloquées par l’armée israélienne, et les Taybaouis ne peuvent plus écouler le produit de leurs trente mille oliviers, et se voient contraints de payer les frais de scolarité de leurs enfants en bidons d’huile d’olive. Se retrouvant avec quelques tonnes du précieux liquide dans les couloirs du presbytère, Abouna Raed prend les choses en main. Grâce au soutien d’églises italiennes, il installe a Taybeh un nouveau pressoir a huile qui, utilisé très vite par les cultivateurs de toute la région, permet a l’huile d’olive de gagner en qualité – et d’être vendue a l’étranger, avec des produits dérivés : savons, shampoings, etc.

L’ancien moulin devient sous sa houlette un atelier de céramique produisant les lampes de la paix, destinées à être diffusées dans les églises du monde entier afin d’obtenir par la prière la paix en Terre Sainte : « Cela fait plus de soixante ans que nous avons tout essayé pour voir la paix : nous nous sommes battus, nous avons négocié, et nous en sommes toujours au même point. Alors nous allons prier Dieu dans toutes les églises du monde et il sera bien obligé de nous écouter et de nous donner la paix ! », dit Abouna Raed avec sa mystique pragmatique… Y sont aussi produits les cierges qui alimentent nombre de sanctuaires et monastères de Jérusalem. A cela s’ajoute un atelier de sculpture d’objets pieux en bois d’olivier dans son village natal de Zababdeh, et une fabrique locale d’encens liturgique. Abouna Raed organise bientôt un réseau de diffusion internationale des produits de Taybeh dans l’esprit du commerce équitable qui permet de dépasser la dépendance au marché local – et a ses blocages réguliers. Il ouvre aussi une deuxième maison d’hôtes pour recevoir le nombre croissant de pèlerins venant visiter Éphraïm – et, au-delà des pierres antiques des églises, rencontrer les pierres vivantes de l’église que sont les communautés chrétiennes palestiniennes.

Bientôt, un autre défi se présente, qu’il va affronter avec beaucoup d’énergie : du fait de l’émigration massive des forces vives, de plus en plus de personnes âgées se retrouvent a vivre seules – nouveauté en Palestine. Pour celles qui ne sont plus autonomes, Abouna Raed fonde en 2004 « Beit Afram », maison d’accueil qui compte a ce jour dix-huit pensionnaires permanents. Les bénéfices des autres activités initiées par la paroisse servent pour l’essentiel à en couvrir les frais.

Ainsi Taybeh-Éphraïm, avec ses trois églises, ses deux écoles, ses crèches et jardins d’enfants, sa maison d’accueil pour personnes âgées, ses maisons d’hôtes, son atelier de céramique, son pressoir d’huile d’olive, son centre médical catholique, sa brasserie, ses artisans et commerçants, connaît un rayonnement économique, éducatif et social qui bénéficie non seulement a la population locale, donnant travail et revenus, mais aussi a tous les villages environnants - contribuant grandement au maintien de son intégration et au respect de son identité dans un contexte largement musulman. Abouna Raed cependant ne s’en tient pas là et continue de concevoir des projets pour dynamiser ses ouailles : ainsi une radio chrétienne de Terre Sainte dont il a d’ores et déjà installé la station dans les locaux paroissiaux. Lors de son voyage l’an dernier, Benoit XVI a pris le temps de saluer chaque prêtre du diocèse latin de Jérusalem. En riant, Monseigneur Fouad Twal, actuel Patriarche latin de Jérusalem, disait au Saint-Père en lui présentant Abouna Raed : « Ce prêtre-là, il ne faut pas l’encourager, il faut le freiner !... » On ne saurait lui faire plus juste compliment…

Une chrétienté liturgique

Cependant, cet engagement économique et social des églises ne doit pas masquer ce qui en constitue le cœur – qui donne souffle à toute la vie du village : la divine liturgie. Ce sont les trois clochers qui marquent ici le temps au rythme des saisons. En plus du curé latin, Abouna David Khoury et Abouna Tawfiq Nasser, prêtres orthodoxes, et Abouna Jacques Abed, curé melkite, mais aussi les petites communautés des Sœurs arabes du Saint-Rosaire et des Sœurs françaises de la Sainte-Croix de Jérusalem, se dépensent sans compter pour leurs paroisses. Messes quotidiennes et dominicales, fêtes et solennités, traditions et bénédictions, visites et processions s’entrelacent dans le quotidien des Taybaouis, donnant, entre sommets liturgiques et occupations prosaïques, a chaque instant un goût d’éternité. Et c’est ce trésor que Taybeh doit garder.