Missions perdues au Tibet… Voilà le titre qu’il y a quarante ans André Guibaut donnait à son récit de l’expédition qu’il avait menée trente ans auparavant aux confins du Yunnan et du Tibet. Remontant la vallée de la Saluen pour atteindre le Tibet interdit, après être les premiers à avoir traversé le terrible pays des Lissous, là où les infortunés explorateurs allemands Brunheber et Schmitz furent massacrés en 1910, Guibaut et son compagnon Louis Liotard font halte en pays loutse à Bahang, petite mission catholique perdue dans ce chaos d’abîmes et de monts, où ils sont accueillis par deux Pères français des Missions étrangères de Paris, barbes fleuries et pipe au bec comme il se doit. Nous sommes le 3 décembre 1936. Bahang, deux mille cinq cent mètres d’altitude, ermitage accroché à flanc de falaise, ouvert à tous les vents – et ils soufflent drus du Tibet !-, minuscule dans ce décor dantesque. Là, bloqués par l’hiver qui verrouille tous les cols dont pas un ne descend en dessous des quatre mille mètres, nos deux jeunes explorateurs, trentenaires plutôt païens et sybarites, vont hiverner de longs mois en compagnie des deux prêtres, totalement coupé du monde, de ses nouvelles, de sa vanité. Leur compatriote le plus proche est le Père Francis Goré, à Tsezhong sur le Mékong, séparé par une chaîne de montagnes parfaitement infranchissables en cette saison. Mission de Tsezhong où s’arrêta en 1923 une fameuse exploratrice sur la route de Lhassa, Alexandra David-Néel, avant d’attaquer le col du Dokerla pour entrer au pays des lamas… Le Père Bonnecause, entre deux âges, est plutôt du genre taiseux et taciturne, tandis que le tout jeune prêtre Emile Burdin a la flamme de la jeunesse et la maigreur d’un apôtre. Leur supérieur est Monseigneur Giraudeau, qui porte le titre gigantesque et dérisoire d’évêque du Tibet – le plus grand diocèse du monde, le plus démesuré, créé par bulle pontificale en 1846 lorsque, suite au fameux voyage des Pères lazaristes Huc et Gabet jusqu’à Lhassa qu’ils atteignent la même année, le pape Grégoire XVI décide de confier l’évangélisation du Toit du monde à la Société des Missions Etrangères de Paris déjà bien implantée en Asie. Une première tentative d’approche par l’Himalaya indien ayant échoué – les Pères Krick et Bourry étant massacrés par les sauvages michemis en 1854 -, c’est à l’ardeur apostolique du Père Alexis Renou, véritable baroudeur du bon Dieu, que l’on doit l’installation de la Mission du Thibet – comme on l’écrit alors – aux marches occidentales de la Chine dès 1854. En cette année 1936, loin des tumultes qui agitent l’Europe, le vieil évêque, Monseigneur Giraudeau, sis à Tatsienlu, chapeaute de loin sa petite cohorte de missionnaires éparpillés aux marches de ce Tibet qui leur ferme obstinément ses portes, et nos deux aventuriers, seulement de passage, partagent le quotidien rude et pauvre des deux missionnaires qui, eux, sont là à vie, sans retour ni repos. Piétaille et avant-garde de l’Eglise, prêtres gueux, ils sont un peu à l’autel ce qu’est la Légion à l’armée… Tout parpaillot, maçonnisant et opiomane fut-il, Guibaut leur a consacré un magnifique hommage en son beau récit – apprécions cette sincérité rehaussée par son manque de foi : « On peut approuver, ou ne pas approuver, l’idée d’aller évangéliser au bout du monde des gens qui ne vous ont pas attendu pour vivre, aimer, cultiver leur terre, faire éclore des chefs-d’œuvre, pratiquer comme les autres hommes le bien et le mal ; il n’en reste pas moins que l’aventure qu’elle a engendrée constitue une épopée, avec ses grandeurs, ses tares, mais surtout sa masse immense de sacrifices… Au surplus, leur sacrifice n’était pas dans le sang versé, mais dans l’acceptation de leur vie, sans espérances temporelles, tous liens rompus, au milieu d’une indifférence vaguement hostile, avec les déceptions de leur ministère suprêmement ingrat : une parodie d’existence terrestre, tout en grisaille, avec des moissons dérisoires. » On est étonné de lire sous la plume d’un agnostique de cette espèce une telle compréhension de l’essence du martyre, bien supérieure à bien des bêtises sulpiciennes ! Ils ne sont pas saint parce qu’ils meurent parfois héroïquement : ils subissent le martyre parce qu’ils sont saints…

Missions perdues, oui, doublement perdues, puisque ceux des missionnaires qui ne sont pas morts à la tâche ou martyrisés, leurs os se mêlant à la terre à laquelle ils ont donné leur vie, ont été tous chassés par le régime maoïste en 1952, tandis que les séminaristes indigènes étaient tous envoyés au Laogaï, le terrible goulag chinois. C’est, outre les martyrs autochtones, plus d’une dizaine de missionnaires qui, de 1854 à 1949 ont versé leur sang pour la conversion du Tibet, assassinés sur ordre des lamaseries voisines – le Tibet aux milles dieux et démons ne supportant pas l’intrusion du Dieu unique -, sans compter tous ceux qui y ont usé leur vie dans un martyre à petit feu. Mais sang de martyr et sueur de saint sont semence de chrétiens. Et voici que, sur le cours du Mékong et de la Saluen qui lancent leurs eaux depuis le haut Tibet, depuis plus d’un demi-siècle subsistent leurs ouailles sans berger, milliers de catholiques tibétains, lissous, naxis ou loutses, de toutes ces tribus des confins du Yunnan, du Tibet et de la Birmanie. Et voici que comme par miracle a subsisté parmi eux la foi avec la prière, dans l’ardente attente du retour des Pères. Depuis la détente des années quatre-vingt, les paroissiens ont pu récupérer leurs églises abîmées par l’abandon et les Gardes rouges, et de temps à autre des prêtres chinois des diocèses voisins font des tournées apostoliques : Noël, Pâques… François a maintenant soixante-dix-huit ans, il vit à Tsezhong, rive droite du Mékong, où le clocher sino-gothique de la cathédrale bâtie en 1911 par le Père Théodore Monbeig et dédiée au Sacré-Cœur domine les rizières et les vignes. A côté de l’église, legs des Pères comme les vignes, un eucalyptus et un laurier-sauce devenu arbre, et deux tombes : celle du Père Van Eslande, mort en 1920, et celle du Père Ouvrard, mort de maladie en 1930. A cause de son âge, François a déménagé, il a laissé sa maison perchée sur les hauts flancs des monts pour une au bord du fleuve : il ne pouvait plus grimper et dévaler les sentiers de terre qui sillonnent les pentes. Son petit oratoire de plein air, gravé dans le rocher et où il aimait à prier, doit se recouvrir doucement de mousse dans sa solitude. François était séminariste lorsque Mao a pris le pouvoir et lui a fait cadeau d’une vingtaine d’années de bagne. En rentrant, il s’est marié, et a entrepris de sauver et restituer la mémoire de l’Eglise du Tibet. Il a écrit une histoire des catholiques tibétains, minutieusement manuscrite en caractères chinois, mais le gouvernement local l’a lui a entre temps empruntée pour enrichir ses archives – sinistre euphémisme pour une confiscation… Il essaie de reprendre son ouvrage sur un cahier d’écolier, besogne de Sisyphe… Il sait toujours chanter les cantiques latins et les comptines françaises, apprises auprès des Pères au petit séminaire. Ainsi, cette chansonnette, héritage des chanoines Lovey et Tornay : « Je suis un petit garçon / bien gentil et sage / qui aime les bonbons / et la confiture… » « Je suis le dernier », soupire, en français, le vieil homme.

Alibert, lui, est Naxi, sa famille, catholique, a quitté Lijiang pour Tsezhong, et sa femme, elle, est Han, l’ethnie chinoise majoritaire : ses grands-parents ont fui avec les Pères Batang et les persécutions pour s’installer ici. Comme tout un chacun ici, notre ami violoniste et accordéoniste fait son vin qu’il offre volontiers à goûter… Gens ex omni tribu, comme dit le cantique, unis dans une même foi. Ce qui n’empêche pas une querelle de clocher (c’est le cas de le dire !) d’opposer Alibert, ex-responsable de l’église, à Ugundi, l’actuel tenant du titre… « Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie », comme disait Rabelais. La veille, dirigeant l’ascension de ses jambes de chèvre, Ugundi m’a montré, dominant la vallée où coule le fleuve impassible, les tombes des Pères Dubernard et Bourdonnec, tués lors de la grande persécution bouddhiste de 1905. A côté, la tombe de son arrière-grand-père et de ses deux arrière-grands-oncles, tombés avec leurs pasteurs. Ugundi a cinquante-neuf ans, trois enfants, deux petits-enfants. Chez lui, le portrait du bienheureux Père Maurice Tornay, de ces chanoines suisses du Grand-Saint-Bernard, montagnards envoyés en renfort sur le front missionnaire du Tibet, et qui eut le double honneur d’être le dernier curé de Yerkalo sur le Mékong, plus au Nord, en territoire tibétain, et le dernier martyr du Tibet. Au soir, il exhibe comme une précieuse relique un morceau de l’ancienne cloche de Tsezhong, brisée par les Gardes rouges dans leur furie iconoclaste, et qui, en bons matérialistes scientifiques, en firent des clochettes pour les mulets des caravanes… La pièce rescapée pèse deux kilos et demie de bon bronze, Ugundi l’a achetée 2500 yuans, soit 250 euros, une petite fortune par ici ! Il me dit que dès qu’un curé sera à demeure à Tsezhong, il la mettra sous verre dans l’église… Puis, aussi bon paysan que fervent fidèle, il me demande si je ne pourrais pas transmettre à quelques ecclésiastiques de France la requête suivante : faire parvenir une bonne et belle cloche française pour le clocher ! Ensemble, nous avons visité aussi les chapelles de Badong et de Tsekou, petits hameaux rapprochés où catholiques vivent désormais en paix avec leurs voisins lamaïstes. Il y aurait plus de deux milles baptisés sur les trois églises distantes de quelques kilomètres. Sept chapelles en tout sont disséminées sur les hauteurs, luttant avec les stupas bouddhiques qui marquent le territoire tibétain. Géographie spirituelle, géopolitique de l’Esprit… Si l’église de Badong a été rénovée, celle de Tsekou souffre de fuites qui abîment son joli plafond polychrome. Ugundi, des larmes de sacristain aux yeux, me dit que la paroisse manque d’argent pour les réparations… Et je veux bien le croire, car ce n’est pas la richesse qui caractérise la région. Si le Nord-Ouest du Yunnan est en pleine explosion touristique, Dali, Lijiang, Zhongdian et le lac Lugu offrant aux voyageurs en quête de vacances ethniques un vrai petit paradis artificiel taillé sur mesure – le gouvernement n’a-t-il pas très officiellement rebaptisé la zone Shangrila, équivalent tibétain de l’Eden…-, Mékong et Saluen restent à l’écart du développement économique. L’avant-veille, à Xiaoweixi, Mission créée en 1884 sur la rive gauche du Mékong, un peu plus au Sud, le responsable de l’église, cette fois plus chinoise que gothique, respire plutôt la pauvreté. Liu a cinquante-deux ans, quatre enfants. Sa petite maison toute noircie de fumier et de fumée rassemble bétail, volaille, chiens et gens sur une petite cour boueuse. Dans une petite pièce au sol de terre battue où nous dînons, le grabat couvert de quelques peaux et couvertures sert à la fois de siège et de sommier au couple. Néanmoins, Liu n’est pas peu fier d’avoir envoyé un de ses fils étudier l’électrotechnique à Kunming, l’ancienne Yunnanfu, capitale de la province. Lui aussi m’a montré des tombes au petit cimetière catholique perdu dans la colline : celles des Pères Goutelle, mort en 1895, et Henry Nanchen, mort noyé en 1937, et celle du Père chinois Shi Guanrong, mort en 2000, que Constantin de Slizewicz est sans doute le dernier Occidental à avoir vu vivant, lors de ce Noël 1999 où il découvrait l’existence des Tibétains catholiques. En face, de l’autre côté du Mékong, sur les pentes ardues s’accrochent des villages lissous, tous protestants…

Avant de quitter leur retraite au dégel, Guibaut et Liotard auront le temps d’aller avec le Père Burdin à Tchrongteu enterrer le Père Génestier, patriarche du Loutsekiang, pêcheur d’âmes mais aussi grand chasseur devant l’Eternel, mort à près de quatre-vingt ans, qui aura depuis son arrivée en mission en 1884 eu le temps de voir passer plusieurs générations des rares explorateurs qui s’aventurent dans ces parages : le Prince Henri d’Orléans, puis Jacques Bacot qui l’appelait « le missionnaire le plus perdu au monde ». Légende locale, seul des missionnaires des Marches à avoir été promu mandarin par l’Empire du milieu, c’est lui qui en 1899 avait fondé le poste de Bahang. Lors de la persécution de 1905, il arma ses Loutses contre les bandes tibétaines et abattit même d’une balle en plein front un lama qui le couchait en joue au col du Halo… Lui qui enterra Brunheber et Schmitz est enterré par Guibaut et Liotard un quart de siècle plus tard… Ils croiseront aussi à cette occasion la figure du Père Vincent Ly, seul prêtre chinois de la zone, curé de Khionatong à l’entrée du Tsarong tibétain, où restera, oublié de tous, et en 1965, l’année où toutes les églises de Chine furent fermées, mourra dans la misère le « concierge du Tibet », comme l’appelait ses confrères. Puis ils pénètrent le territoire fermé, sont vite arrêtés par le seigneur des lieux qui le détourne vers les cinq mille mètres du col du Choula qu’ils franchissent pour rejoindre le Père Goré à Tsezhong, et de là, plus au Nord, Atentze, alors poste avancé de la Chine, nommé Deqin aujourd’hui. A Deqin est conservée dans une salle spéciale de la bibliothèque municipale ce qui reste de la bibliothèque du Père Goré : quelques centaines de volumes où l’on trouve de tout, de l’ordinaire de paroisse de province jusqu’aux récits d’explorations les plus extrêmes, en passant par des manuels de médecine exotique, des sommes théologiques, des écrits mystiques, et des classiques français… Résidu de ce qui fut la belle collection livresque du plus érudit des Pères du Tibet, le curé de Tsezhong… Parmi les papiers se trouvent des lettres à Lucien Bodard, consul de France à Yunnanfu, et les manuscrits dactylographiés, à l’encre bleue pâlie, de ce qui deviendra le maître-ouvrage, avec son dictionnaire français-tibétain, de l’éminent tibétologue : Trente ans aux portes du Thibet interdit, et aussi l’annonce de sa parution aux presses de la Maison de Nazareth en 1939… Emouvant de tourner les pages jaunies de ces volumes que le Père se faisait livrer par caisses entières, seul luxe de sa vie de misère, et où l’on voit parfois aux premières pages son nom écrit d’une belle écriture – sur ses ouvrages de tibétologie auxquels il tenait tant…

Au Nord de Tsezhong, sur le fleuve et marquée une stricte frontière, à grands renforts de calvaires lamaïques et de drapeaux de prière : nous entrons dans cette terre bouddhiste que les bonzes locaux ont défendue bec et ongle contre la foi nouvelle. Après Deqin, sur la route de Yerkalo, autre haut-lieu de la Mission tibétaine, et aujourd’hui seule paroisse en Région autonome du Tibet (nom officiel du Tibet réduit et qui, sous contrôle chinois, n’a d’autonome que le nom…), au temple de Feilase, les brumes bouchent la vue sur la chaîne du Kawakarpo qui lance ses pics à plus de six mille mètres… A leurs pieds, répartis entre les deux grandes vallées, une dizaine de milliers de catholiques vivent, prient, espèrent. De l’autre côté des monts et des nuages coule, sereine, la Saluen…

Qui seminant in lacrymis, in exultatione metent.