« Si l’on avance jusqu’aux confins nord-ouest du Cambodge, on parvient en une région fermée à angle droit par l’extrémité ouest de la chaîne des Dangrek. Au-delà, c’est le Siam. Sur une surface plate de 2.000 ou 3.000 kilomètres carrés, cette région est à peu près déserte. Constituée d’un sol d’argile et de sable, traversée par quelques rivières à sec six mois de l’année, elle n’offre au voyageur que des plaines incultes ou de maigres forets claires dont les arbres restent chétifs en raison des incendies qui éclatent en saison sèche. Les villages, de plus en plus rares, disparaissent enfin complètement. Pas de gibier, chaleur torride en été ; en hiver, orages violents répercutés par les montagnes : ces lieux sont les plus déshérités du Cambodge. On y trouve pourtant les ruines d’un imposant ensemble de monuments de l’ancien empire et, parmi eux, non seulement le plus vaste temple khmer que nous connaissons (y compris ceux du groupe d’Angkor), mais aussi un des plus grands du monde. Ce temple est actuellement appelé Bantéai Chhmar. » Ainsi débute l’article enthousiaste que Georges Groslier fit paraître le 3 avril 1937 dans L’Illustration.

Le nom de Georges Groslier (1887-1945), artiste issu des Beaux-Arts, demeure surtout attaché à la création du Musée National de Phnom Penh, inauguré en 1920 sous le nom de Musée Albert Sarrault, ainsi qu’à la fondation de l’Ecole des Arts. Reconnu comme le rénovateur de l’art cambodgien, Groslier se consacre à partir des années vingt à une œuvre littéraire qui témoigne de sa fascination pour le pays khmer. Il poursuit ses recherches sur l’art, entreprises des les années dix, qui l’entraînent souvent, sous prétextes de « promenades artistiques et archéologiques », vers l’architecture et l’histoire angkoriennes. Correspondant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, il fonde la revue Arts et archéologie khmers (1921-1926) et publie un grand classique, Recherches sur les Cambodgiens (1921), qui offre une remarquable encyclopédie de la vie angkorienne tirée de la patiente et minutieuse observation des bas-reliefs comme du Cambodge contemporain.

Ses pas l’amènent à explorer, en quatre campagnes étalées sur plusieurs années et qui prennent l’allure de véritables expéditions, le temple perdu de Banteay Chmar, dont il donne en 1935 le relevé le plus complet qui soit, après les premières descriptions qu’en firent Etienne Aymonier en 1883 et Etienne Lunet de La Joncquière en 1909. Selon lui, le temple de Banteay Chmar, auquel le tracé unique au Cambodge a valu le nom de « citadelle étroite », était le centre religieux d’une ancienne cité qui était en pleine prospérité au cours du douzième siècle. « Par quelles suites d’événements les constructeurs, il y a huit siècles, à l’époque ou Angkor était en pleine puissance, s’installèrent-ils dans une région si disgraciée et qui, abandonnée par la suite, se présente désormais à nous dans l’état ou ils l’avaient trouvée ? Voila un des problèmes les plus intéressants de l’histoire du Cambodge. Nous ne pouvons l’aborder ici. Mais il convient de savoir, pour en comprendre la donnée, que les lieux ainsi choisis avaient été peu a peu organisés, que des travaux d’irrigation, dont nous allons mesurer l’ampleur, les rendirent habitables et peut-être prospères », poursuit l’explorateur.

De tous les monuments khmers « le plus ruiné, le plus vaste, le plus chaotique, le plus indéchiffrable », Banteay Chmar est un temple trois fois perdu. Perdu une première fois lorsque l’abandon du à l’anarchie khmère le livra pour des siècles à la jungle et à la ruine. Perdu une seconde fois lorsque les décennies de troubles et de guerre civile du début des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt-dix en empêchèrent l’investigation et la restauration archéologiques. Perdu une troisième fois par les pillages massifs qu’il subit ces deux dernières décennies, l’appauvrissant de ses plus belles pièces. Mais ses beaux restes en justifient largement la visite, le temps de se prendre, dans le chaos labyrinthique de ses ruines dantesques, pour un explorateur à l’ancienne – et de méditer, à l’ombre des fromagers géants, sur le sourire énigmatique des colossaux visages de pierre qui veillent sur ses tours épargnées.