A mes amis les souvenirs d'enfance

"Sous le soleil, il n'y a pas d'histoires, il n'y a que des drames." Jean Giono

Un soleil franc chauffait paresseusement l'air matinal. Dans la rue Socrate, de rares passants passaient paresseusement. Kemal remonta le pavé inégal d'un pas décidé, avec dans les bras une caisse d'œufs qu'il apportait à Kostas Economides, Alimentation Générale. Passant devant la boutique de Solomon Solal, Tailleur, il s'arrêta : une splendeur l'attirait. Il s'approcha de la vitrine et contempla : comme une tour d'ivoire élancée et virginale se dressait sur un mannequin de velours une magnifique robe de mariée. Solal était connu dans toute l'île de Rhodes – et même au-delà – pour son talent, mais nul ne l'avait supposé si grand. Kemal n'avait pas imaginé telle œuvre de tissu et de perles : face à cette pureté quasi minérale il se sentit pouilleux, sale, laid. Il recula comme si sa présence était souillure, sacrilège devant tant de blancheur. Il se vit en reflet dans la vitre, son teint hâlé, ses cheveux corbeau, ses habits sombres. Il se retourna, et repartit, assombri, d'un pas lourd. Un regard le suivit comme une lame dans le dos.

Solal resta un temps le visage contre la vitre, jusqu'à ce que le personnage devienne une tache au bout de la rue, bientôt aspirée par l'épicerie Economides. Son regard métallique se détacha de la rue pour se tourner vers la sculpture d'étoffe : ses yeux étreignirent son œuvre. Il approcha la main droite et caressa les formes sans les toucher, les doigts restant à une imperceptible distance du tissu. Son mouvement se fit de plus en plus rapide, hypnotique. Le vieux s'arrêta soudain et rangea brusquement sa main contre son cœur comme si elle avait été brûlée. Il resta en hébétude quelques instants, dodelinant légèrement de la tête, puis s'en retourna se perdre dans l'ombre de l'arrière-boutique.

Il en fut tiré par le bruit d'ouverture de la porte : quelqu'un entrait, avec un parfum jeune et capiteux comme un printemps. Le vieux Solal, dans son costume sombre et élimé, une calotte juchée sur le sommet du crâne, surmontant des cheveux gris et des yeux acier, contempla durement la jeune fille qui lui faisait face, tout en prenant une allure voûtée, commerciale et soumise que démentait son regard. Dans ses habits de deuil, Maria Andreopoulos était plus belle encore : la longue robe et la mantille noires étaient débordées par un halo de vie et de beauté. Sans s'émouvoir, Solal s'entretint avec elle : ils vaquèrent ainsi à leurs affaires. Le sujet en était la robe en vitrine, commande de la demoiselle, dont le mariage était retardé par un deuil importun : ne pouvant voir partir sa fille unique et adorée, Madame Andreopoulos avait eu le mauvais goût de se laisser mourir voilà bientôt un an. Le vieux Solal, pris sans doute d'une lubie sénile pour son œuvre, avait du mal à la céder. Et la jeune fille au caractère volontaire, prise du même caprice pour le splendide vêtement, menait souvent l'attaque afin de forcer le tailleur récalcitrant. Mais toute cette petite guerre n'était que d'escarmouches et de voies détournées. Le vieux arguait que la robe n'était pas prête, que la demoiselle avait tantôt maigri, tantôt grossi, prétextait d'improbables retouches, etc. Il avait beaucoup de travail, on avait bien le temps… Et il reprenait une énième fois des mesures, farfouillait dans ses affaires, se plaignait de la rigueur des temps, parlait du soleil, gémissait, promettait, divaguait sur les dernières vendanges, noyait le poisson d'un flot de paroles, de grimaces et de soupirs, volubilité d'expression à laquelle la jeune fille s'opposait pied à pied, tenant bon, défendant ses positions et lançant contre-attaque sur contre-attaque, priant, suppliant, ordonnant, menaçant… Une fois de plus elle quitta la boutique en pensant que le grigou céderait bien, la robe devant lui échoir à elle et à nulle autre. La fille partie, Solal se métamorphosa : il se redressa, livide de muette colère, le regard fixe et mauvais comme une pointe, et, les bras tendus le long du corps, pâle dans son habit sombre, il semblait un ange de mort électrisé de haine.

Yannis s'arrêta une fois de plus en face de la belle maison. Il admira la grande et droite façade ocre qui contrastait avec les murs chaulés et biscornus des autres maisons. Mais ce n'était pour lui qu'un écrin. Il chercha à apercevoir la perle, scrutant les fenêtres entrouvertes, mais le soleil bientôt au zénith l'aveuglait. Se protégeant les yeux de la main, il regarda encore – et n'eut pas le temps de voir arriver la perle sous ses yeux : elle emplit soudain son champ de vision. Il en eut un sursaut et recula comme effrayé : Maria passait, si proche et si distante – à portée de main, et inaccessible. Elle avançait chaste et tranquille, les yeux baissés. Il laissa son regard la suivre en biais. Puis, lorsque la porte l'engouffra, l se retourna. A quelques mètres de lui, assis sur un muret, un jeune Turc fixait la porte où venait de disparaître Maria. Yannis d'un raclement profond et bruyant l'en dissipa. Leurs regards se croisèrent. Yannis cracha par terre. Un reflet effilé brilla dans la main du Turc. "Kemal !…", cria de la ruelle adjacente un homme hors de vue. L'éclat disparut de la main du Turc qui sauta à bas du muret et, sans plus un œil pour Yannis, partit rapidement, d'une allure féline, vers l'appel répété. Yannis cracha encore et prit la direction du port rejoindre ses camarades, les pêcheurs.

Rentrée chez elle, Maria Andreopoulos alla directement voir son père dans le salon. Dimitri Andreopoulos était un petit homme carré, sec et autoritaire, au teint olive, engoncé dans un opulent costume de lin clair.

- Le vieux Juif tergiverse sans cesse. Jamais la robe ne sera prête pour mes noces, se plaignit la fille.

- Nous allons le rendre à la raison !, répliqua son père, qui se renferma aussitôt dans le silence.

La discussion était close. Malin à défaut d'être intelligent, il avait appris la force de la dissimulation et des décisions promptes avec son père, pêcheur devenu à la force du poignet, et quelques malversations aidant, un homme riche et craint sinon respecté, à la tête d'une importante flottille. La tendance taciturne de son caractère s'était renforcée depuis le décès de son épouse. Maria se retira dans sa chambre. Elle y pensa à son fiancé, qu'elle connaissait à peine, garçon fin voire gracile, descendant d'une de ces familles de barons francs installées dans les îles grecques retour de croisade, "de bonne souche, et un beau nom", avait dit une fois son père, une lueur satisfaite dans ses yeux habituellement noirs et froids. Bien marier sa fille était dans la logique de l'œuvre commencée par son père. Mais elle, loin de ces plans, et dans l'ordre des choses, rêvassait comme rêvassent les jeunes filles.

Yannis décida de tenter sa chance - et même de forcer un peu la fortune. Après tout, si lui n'était que pêcheur, Monsieur Andreopoulos faisait le même métier, où il avait juste une position supérieure. Différence hiérarchique et non de qualité. Ils avaient finalement en commun d'être tous deux fils de pêcheur. Il était beau garçon, gaillard à souhait, et volontaire. S'il n'avait guère de richesse, il avait de l'énergie à revendre. Et puis il était grec orthodoxe, Grec de Rhodes aussi loin que l'on pouvait s'en souvenir. Cela valait mieux qu'un pâle descendant de colons catholiques sur le retour qu'un Franj - tout noble qu'il fût. Mais pour briser les éventuelles réticences du père, il fallait posséder la jeune fille. Elle n'avait jamais connu d'homme. Yannis conçut un plan grossier qu'il voulait décisif. Il irait voir Maria ce soir, elle l'aimerait - de gré ou... Son suffrage emporté, l'affaire serait gagnée. Il patienta jusqu'au soir, assis sur un tas de cordages, les yeux perdus dans l'eau glauque du port Mandraki - jeûnant et fumant. Puis, l'heure venue, il s'élança dans la nuit.

D'abord venaient les pins, les cèdres, et les tamariniers. Une herbe dure et noire marquait les frontières des allées. Le sable épais crissait en s'enfonçant sous les pas. Puis quelques haies basses dévoilèrent leur géométrie. Il avançait doucement, les bras croisés sur la poitrine, les yeux mi-clos tournés vers le sol - lent et solennel comme un moine au cloître. Sa nuque penchée formait un angle raide avec le col de sa chemise de grossier coton blanc. Quelques mèches balayaient son front. Le bruit souple de sa marche emplissait l'air sec d'un lent crépitement - comme un feu de brindilles. L'odeur de la résine rehaussait le parfum de la nuit tiède. Il arriva en vue de la maison, dont la masse sombre se détachait sur la clarté nocturne. Puis des lignes se précisaient, des angles se dessinaient entre les taches de lierre et l'eau noire des fenêtres - jusqu'aux détails : nuances de teintes, mousses, accrocs sur l'ocre. Il arriva au pied du mur. Il leva les yeux vers l'obstacle. Les irrégularités offraient des prises courtes mais nombreuses. Il entreprit l'escalade des quelques mètres qui le séparaient de son but, s'écorcha les doigts pour finalement atteindre le rebord de terre cuite de la grande fenêtre. Il s'y appuya des mains, et banda violemment les bras pour y remonter le reste de son corps. Il y était enfin.

Elle était là, devant lui, sur son lit - ses cheveux défaits en bataille noire sur la blancheur des draps, sa chemise de nuit à demi déchirée. Elle était là, allongée sur le lit, chaude encore - et à la grimace douloureuse de sa bouche figée répondait l'ouverture sanglante de sa gorge. Yannis recula. Ses yeux s'agrandirent, il ne retrouvait pas son souffle. Son dos rencontra le mur. Il s'y appuya, ferma les yeux - et respira. Il entendit du bruit dans le couloir - prit peur, et sauta par la fenêtre. Il fit un large détour pour revenir par l'avant, tandis que la maison s'emplissait de lumières, de bruits et de cris. Il s'arma de courage et s'avança vers l'entrée animée de la maisonnée affolée, Monsieur Andreopoulos au milieu, donnant ordres et contre-ordres à pleine gueule. Yannis se dirigea vers lui et dans un souffle dit : "Je sais qui c'est ! C'est le Turc ! Le Turc ! ... Le Turc qui travaille chez Economides !" Tous se figèrent en le regardant fixement. Le visage de Monsieur Andreopoulos se durcit. Seul un léger vent atténuait le silence de plomb. Puis Monsieur Andreopoulos éclata d'un hurlement sourd : ce fut le branle-bas.

Monsieur Andreopoulos allait à la tête de ses gens, devancé par une meute hurlante de chiens - il avançait, puissant, soufflant, écrasant les buissons qui encombraient le chemin. Fusil au bras, il marchait rapidement dans une apocalypse d'aboiements. Les hommes rameutés pour la chasse au Turc suivaient son rythme. Le Turc était à deux cent mètres au devant de la troupe, caché derrière un cèdre. Il regardait venir à lui la cohue menaçante, les cris des diables canins, les hommes peinant dans les broussailles et au milieu, Monsieur Andreopoulos, éructant, criant des ordres brefs, tournant et roulant des yeux terribles - tout cela venait à lui, l'homme traqué, l'homme seul, la proie au fond de la vallée des Sept Sources. Kemal entendit un craquement sur sa droite, vers lequel il se tourna. Yannis s'approchait de lui, lame à la main - leurs regards se croisèrent. Toute la force de la forêt se ramassa un instant dans l'air vibrionnant. Ils bondirent. Yannis s'arrêta sous le choc. Ses yeux s'exorbitèrent, il regarda autour de lui avec panique - il ne pouvait y croire. Il leva la main droite, ouvrit la bouche comme pour parler -et s'écroula en arrière. Sa chute ébranla le sol. Il gisait sur le dos, une tache sombre grandissant sur sa poitrine, tandis que ses yeux reflétaient le désarroi du ciel. Les balles fusèrent dans les bois, sifflant en tous sens dans un tir frénétique, tandis que les chiens hargneux s'éparpillaient en une attaque dispersée. Kemal comme en rêve écoutait le claquement des plombs sur le bois, les vibrations de l'air, les cris des hommes et des bêtes. Il inspira profondément, la poudre, la résine, la sueur - toute la forêt dans sa narine. Au moment où il s'élança pour fuir, une balle l'atteignit en pleine nuque.

Solal caressait encore la robe du regard. Elle resterait pure, elle échappait à la souillure, à la chair, à la mort. Elle resterait d'avant la chute, d'avant la faute, éternellement virginale. La mort purificatrice, la mort libératrice avait écarté la jeune fille, l'impureté du mariage. L'ange exterminateur avait frappé d'une main providentielle : son œuvre ne serait pas déflorée. Il pourrait la contempler jusqu'à ses vieux jours, elle bercerait son âme jusqu'à la délivrance, elle l'accompagnerait lors du retour au Créateur, comme une compagne, comme un témoignage - garant d'éternité. Il se détacha d'elle et partit vers l'établi. Il s'assit sur un tabouret. Un objet de sa poche alla claquer au sol dans un bruit meurtrier de métal. Ses yeux se bloquèrent un instant, puis il ramassa prestement la paire de grands ciseaux pour le jeter au fond d'un tiroir qu'il ferma brutalement. Il prit un morceau de carton dur dans lequel il entreprit de découper avec de petits ciseaux un rectangle de taille moyenne. Puis il prit un gros crayon et entreprit de rédiger minutieusement une inscription sur le bout de carton. Son travail fini, il se leva, l'étiquette à la main, et se dirigea vers la vitrine. Il y posa le carton - puis entreprit de nettoyer avec balai et chiffons le sol de son échoppe.

Un franc soleil chauffait tranquillement la rue. De rares passants passaient paresseusement. S'ils s'arrêtaient devant la boutique du vieux Solal, attirés par l'inutile et somptueuse robe, ils pouvaient alors lire ces mots sur un morceau de carton : "Cette robe n'est pas à vendre".

FIN