Qu’est-ce que Péguy doit à Proudhon, en admettant qu’il lui doive quelque chose ? À qui serait tenté, non sans bien des motifs, de voir entre les deux franc-tireurs du socialisme français plus qu’une affinité, une véritable hérédité spirituelle, il faut bien répondre qu’on ne peut présenter aucune preuve tangible. Lisant peu, mais plutôt relisant inlassablement ses auteurs de chevet, Péguy n’a vraisemblablement jamais connu de première main l’œuvre proudhonienne. Les références figurant à cet égard dans ses écrits sont rares et peu convaincantes (encore que toujours marquées d’une connotation sympathique). Tout au plus est-il possible de dire que les milieux ouvriers fréquentés au cours de ses années militantes et le climat régnant encore dans la gauche française de l’époque, permettent d’affirmer presque à coup sûr que le nom de Proudhon et une approche générale de sa pensée ne pouvaient pas lui être étrangers. Au moins deux indices permettent de l’attester : tout d’abord la formule bien connue « La révolution sociale sera morale ou ne sera pas »1, devise que l’auteur de la Justice aurait certainement pu faire sienne ; et, un peu plus tardives, les deux conférences sur « L’Anarchisme politique » qu’il a données en janvier 1904 à l’École des Hautes Études Sociales. Mais l’on pourrait remonter plus haut en rappelant la tonalité générale de l’écrit programmatique, Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, ainsi que sa fière réponse à Lucien Herr, inquisiteur du socialisme officiel, qui l’avait accusé d’anarchisme comme d’une maladie honteuse : « Ce mot ne m’effraye pas ! »

Que Péguy, selon toute apparence, n’ai eu pour Proudhon qu’une sorte de connivence a priori, n’empêche nullement qu’il n’en ait beaucoup entendu parler – et donc en ait parlé lui-même – ne serait-ce qu’avec l’ami très proche que fut Daniel Halévy et, plus encore au cours de ses très nombreux échanges avec celui qu’il appelait « Notre Maître », Georges Sorel. La première contribution de celui-ci aux Cahiers (juin 1901) est justement consacrée à Proudhon. Il y en aura d’autres, qui n’ont pu manquer d’être l’objet d’échanges et de controverses probablement animées. Enfin on ne peut se dispenser de mentionner au moins les noms d’Hubert Lagardelle, Édouard Berth, Charles Guieysse, amenés par Sorel, qui ont fréquenté la boutique de la rue Cujas et qu’il n’est pas abusif de qualifier de proudhoniens (même si tel d’entre eux n’a pas trop bien tourné !2).

On peut donc avancer que Péguy, avec ce génie quasi divinatoire qui lui est propre, a été imprégné disons par osmose de la pensée de Proudhon plutôt que d’en avoir eu une connaissance directe. Peu d’exemples illustrent mieux l’idée d’une « génétique de l’esprit » ; Si quelques auteurs ont pu avoir l’intuition de cette sorte de gémellité intellectuelle entre les deux hommes, le premier – et jusqu’à présent le seul – à l’avoir pleinement comprise fut Alexandre Marc. Ses textes choisis de Proudhon, publiés en Suisse dans l’immédiat après-guerre3, en fournissent une démonstration convaincante par le contrepoint établi entre les textes retenus et les épigraphes tirées de Péguy : ils se répondent en effet d’une façon saisissante. Nous voyons les deux pensées face à face dans un dialogue posthume plus révélateur peut-être que s’il avait réellement eu lieu. Comme le dit Marc dans sa préface : « de ce rapprochement même – à travers similitudes et dissemblances – jaillissent des clartés qui pénètrent jusqu’au cœur de l’un et de l’autre, jusqu’à la substance, jusqu’à la consubstantialité de leur être profond ».

Bernard Voyenne, Proudhon et Dieu : le combat d’un anarchiste, Les Éditions du Cerf, Paris,

1 Voir tout le début de la thèse de Françoise Gerbod, Écriture et histoire dans l’œuvre de Péguy, Publications de l’Université de Lille, 1981.

2 Faut-il rappeler leurs égarements dans les marécages vichyssois de la Charte du Travail ?

3 Proudhon, textes choisis par Alexandre Marc, Egloff-LUF, coll. « Le cri de la France » Paris-Fribourg, 1945.