Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu’il est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d’une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l’éloge, dans son jargon publicitaire de « passions » et de « dépassements », des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l’immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité opportuniste) ; et enfin par l’élaboration des représentations compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la « subjectivité » à l’intensité vide du « jeu » et de la « fête »). Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l’instant de leur irresponsabilité, de leur superfluité, à la façon de ce qu’on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l’emprise de ces drogues que le gauchisme ne s’est pas fait faute de louer. La liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leur conditions d’existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l’anomie et la vacuité électrisée des foules de l’abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, qui n’ont rien à perdre, mais non plus rien à gagner, « qu’une orgie finale et terrible de vengeance » (Jack London).

Véritable avant-garde de l’adaptation, le gauchisme (et surtout là où il était le moins lié au vieux mensonge politique) a prôné à peu près toutes les simulations qui font maintenant la monnaie courante des comportements aliénés. Au nom de la lutte contre la routine et l’ennui, il dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l’excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée. Au nom de la critique d’un passé mort et de son poids sur le présent, il s’en prenait à toute tradition et même à toute transmission d’un acquis historique. Au nom de la révolte contre les conventions, il installait la brutalité et le mépris dans les rapports humains. Au nom de la liberté des conduites, il se débarrassait de la responsabilité, de la conséquence, de la suite dans les idées. Au nom du refus de l’autorité, il rejetait toute connaissance exacte et même toute vérité objective : quoi de plus autoritaire en effet que la vérité, et comme délires et mensonges sont plus libres et variés, qui effacent les frontières figées et contraignantes du vrai et du faux. Bref, il travaillait à liquider toutes ces composantes du caractère qui, en structurant le monde propre de chacun, l’aidaient à se défendre des propagandes et des hallucinations marchandes. (...) La carrière banale de l’ancien gauchiste, qui a troqué l’instantanéité révolutionnaire (« Tout, tout de suite ! ») contre l’instantanéité marchande, est répétée en accéléré par chaque consommateur hédoniste, qui n’affirme l’autonomie et la singularité de son plaisir que pour l’abdiquer en se livrant sans restriction aux stimuli de la vie mécanisée, à ses sensations « prêtes à l’emploi », à ses distractions frénétiques, etc.

Jaime Semprun, L'abime se repeuple, 1997