Le Père Louis Bouyer (1913-2004), venu du protestantisme, a été une des plus grandes et des plus authentiques intelligences chrétiennes de ce dernier siècle – et a incarné, à temps et à contretemps, la voix et la conscience de l’Eglise.

Auteur d’une cinquantaine de livres, la plupart de théologie, mais aussi de quatre romans écrits sous pseudonymes, le Père Louis Bouyer, de l’Oratoire, s’est éteint le 22 octobre 2004 à l’âge de 91 ans. En guise d’épitaphe, le Cardinal Jean-Marie Lustiger prononça ces mots lors de son oraison funèbre : « Il était le moins conformiste des théologiens et parmi les plus traditionnels. » Tout est dit : non-conformiste parce que traditionnel. Mais attention, que l’on ne s’y trompe pas : Louis Bouyer fait partie de la tradition vivante de l’Eglise, avec les meilleurs noms du renouveau théologique français du vingtième siècle : Henri de Lubac, Marie-Joseph Le Guillou, Jean Daniélou et consorts.

Du protestantisme à l’Eglise

Né dans le protestantisme français le 17 février 1913 à Paris, Louis Boyer est ordonné pasteur luthérien en 1936 à l’âge de 23 ans. Son œcuménisme exigeant lui fait fréquenter orthodoxes et catholiques et bientôt rejoindre Rome : il est reçu dans l’Eglise catholique en décembre 1939 à l’abbaye de Saint-Wandrille, à l’âge de 26 ans, et ordonné prêtre de l’Oratoire en mars 1944 à l’âge de 31 ans. Son parcours est marqué par sa participation depuis 1943 au mouvement du renouveau liturgique et, des 1945, il est docteur en théologie avec une thèse sur la Vie de saint Antoine par saint Athanase.

Dans Du protestantisme à l’Eglise (1955), livre capital, il raconte sa redécouverte de la grande tradition catholique et comment, loin de renier son protestantisme initial, son passage au catholicisme a été l’accomplissement des exigences et des promesses non tenues du mouvement protestant initial. Sa réintégration dans l’Eglise authentique s’est faite sous diverses influences, notamment celles du théologien anglican Arthur Michael Ramsey, archevêque de Cantorbéry et auteur d’un livre remarqué, The Gospel and the Catholic Church ; mais aussi celles du Père Serge Boulgakov et de Vladimir Lossky, théologiens orthodoxes, du Pasteur Auguste Lecerf et du Professeur Oscar Cullmann, théologiens protestants. Le Cardinal John Henry Newman, découvert par le fameux livre d’Henri Bremond, l’a aussi durablement frappé, notamment par son idéal universitaire pénétré de culture chrétienne, et il reconnaitra à de nombreuses reprises en lui un maitre et un inspirateur (Newman, 1952 ; Le Mystère de la foi, 1988). Il suit également les cours d’Etienne Gilson. Le premier œcuménisme de la Fédération des étudiants chrétiens, qui réunit protestants, anglicans et orthodoxes l’amène à la redécouverte du sens de l’Eglise, des sacrements, de la vie liturgique et de la vie de prière. Il en conclut bientôt que l’Eglise du Nouveau Testament et des Pères subsiste aujourd’hui dans l’Eglise catholique, qui est l’Eglise authentique voulue et fondée par le Christ : « Seule une réintégration à la tradition vivante de l’Eglise peut assurer un plein épanouissement de ce que les réformateurs avaient entrevu de plus positif. » La grande tradition catholique prend dans sa vie le visage de l’Oratoire de saint Philippe Néri auquel il consacre un livre des 1946 (Un Socrate romain) : la vie oratorienne, c’est « la liturgie vraiment vécue en communauté, la messe éclairée par la méditation commune de la Parole de Dieu. »

Membre de la Commission internationale de théologie avec Yves Congar, Henri de Lubac, Marie-Joseph Le Guillou…, de 1969 à 1974, il a auparavant participé au concile Vatican II comme consulteur. Initiateur du mouvement liturgique (Le Mystère pascal, 1945) et promoteur de la réforme, il en dénonce violemment les déviations et les malfaçons dans les dérives postconciliaires (La Décomposition du catholicisme, 1968 ; Religieux et clercs contre Dieu, 1975) : « Ils ont alors en pratique substitué à la liturgie de l’Eglise et à la tradition vivante avec laquelle ils voulaient renouer une pseudo-liturgie quasiment fabriquée de toutes pièces… » Il fustige la perte du sens des origines, du sens du sacré, et le mépris des clercs pour les fideles : « Même ce qu’il y avait de bon dans la réforme liturgique a été appliqué d’une manière qui ne l’était nullement. » « Jamais on n’a imposé aux laïcs d’une manière aussi impertinente la religion des prêtres ou leur absence de religion… » Pionnier de l’œcuménisme authentique, il critique de même le faux œcuménisme, « une sorte de panchristianisme dont le pragmatisme fondamental conduirait à l’indifférence à l’égard des vérités révélées » et qui sombre dans le confusionnisme et l’indifférentisme. Pour lui, un christianisme authentique ne peut mener qu’à un œcuménisme catholique à l’exemple du mouvement d’Oxford, une redécouverte en profondeur de la tradition de l’Eglise. Hostiles aux « bureaucrates mitrés » que sont selon lui certains évêques, il n’en est pas moins un défenseur intransigeant du mystère de l’Eglise : « Supprimez l’Eglise, le christianisme n’est plus qu’un rêve que chacun revit à sa manière, le Christ n’est plus qu’un mythe. »

Le métier de théologien

Louis Bouyer a surtout mené une vie de professeur entre la France et l’étranger, les Etats-Unis notamment. En 1982 il se retire à l’abbaye de Saint-Wandrille, puis en 1998 chez les Petites Sœurs des Pauvres. C’est le professeur – et surtout le théologien – qui laissera un héritage immense – et fécond. Car pour lui, le théologien ne bâtit pas une œuvre solitaire, mais s’inscrit dans le courant dynamique de la vie de l’Eglise – qui est vie de l’Esprit et dans l’Esprit. Le théologien exerce le métier d’interprète de la Parole de Dieu à la lumière de la tradition de l’Eglise : « La théologie ne peut être authentique que si elle est un acte de la pensée dans la foi, dans la foi de l’Eglise, de la communauté qui a reçu la Parole divine et qui est animée par cette Parole. » Etre théologien, c’est s’ouvrir à la Parole de Dieu authentique dans la Tradition authentique : la théologie est la prière de l’intelligence. La théologie est inséparable d’une décision de foi et d’un effort ascétique qui s’appellent la conversion : « La Révélation ne nous est pas donnée pour satisfaire notre curiosité mais pour nous conduire au salut. » La théologie est une illumination de tout l’effort humain par la vision chrétienne du monde : « La théologie c’est essentiellement un effort pour aider à l’intelligence de la Révélation. »

Comme une méditation concentrique sur le mystère trinitaire, c’est une triple trilogie qui constitue le cœur de son œuvre aussi abondante que cohérente. D’abord, une trilogie de l’Homme avec trois livres qui explorent les trois figures que revêt l’humanité chrétienne : le moine, le prêtre et le laïc (Le Sens vie monastique, 1950 ; Le Sens de la vie sacerdotale, 1960 ; Introduction à la vie spirituelle, 1960). Ensuite une trilogie de la Trinité, théologique au sens strict : Le Fils éternel (1974), Le Père invisible (1976), et Le Consolateur (1980). Ensuite une trilogie de la Création : une anthropologie surnaturelle avec Le Trône de la Sagesse (1957) consacré à la Vierge Marie, une sociologie surnaturelle avec L’Eglise de Dieu (1970) et une cosmologie surnaturelle avec Cosmos (1983). A quoi il faut ajouter une trilogie des Ecritures, avec Mysterion (1986), Gnosis (1988) et Sophia (1994), qui développe la vraie gnose, connaissance de Dieu tirée de toutes les Ecritures à la lumière de l’Evangile et de la Tradition, contre la fausse gnose humaine et démoniaque. A cela, il faudrait ajouter tous ses autres titres : évoquons seulement ici son Dictionnaire théologique (1963) et l’Histoire de la spiritualité chrétienne (1961-1965) qu’il dirige et dont il rédige trois volumes.

L’intelligence chrétienne, suivant l’injonction paulinienne de garder ce qui est bon, ne rejette donc rien du meilleur de la culture humaine : Louis Bouyer en montre l’exemple, lui qui allie si bien humanités, sciences humaines et théologie. Ainsi, il voit dans l’humanisme chrétien ce que la Renaissance a produit de meilleur, étudiant plus particulièrement Erasme et son ami saint Thomas More (Autour d’Erasme, 1955 ; Sir Thomas More humaniste et martyr, 1984). Le seul humanisme véritable, intégral, est l’humanisme eschatologique, l’humanisme de la Résurrection : « Le christianisme est finalement le seul humanisme véritable, parce que c’est un humanisme intégral, c’est-à-dire un humanisme qui culmine dans l’ouverture à l’autre et le don de soi, ce qui est le plus parfait reflet de la vie divine, et non seulement d’ailleurs un reflet mais une participation véritable à celle-ci. » Tout autre humanisme, replié sur lui-même, n’est qu’un maléfique et vain prométhéisme (Humain ou chrétien, 1958).

La lecture de Mircea Eliade l’ouvre à l’anthropologie religieuse : ses études sur le sacré, le mythe et le symbole lui font écrire Le Rite et l’Homme (1962) : « Le Christ est vraiment celui qui réalise, et bien au-delà de toutes nos espérances, ce que l’humanité attendait confusément, sans pouvoir se le formuler à elle-même. » Il pense avec son ami Tolkien que « toute pensée humaine est nécessairement symbolique » et médite sur le cycle du Graal comme mythe chrétien (Les Lieux magiques du Graal, 1986). Contre la perte du sacré et l’oubli de Dieu, il défend et illustre le merveilleux chrétien : « Devant les sagesses toutes écroulées d’un monde mourant d’avoir fui son Créateur, pouvons-nous tarder encore à retisser dans la fidélité la tunique sans couture de l’unique Sauveur ! Le grand Pan est mort : tous les oracles se sont tus. Ce qu’il y avait pourtant de nostalgie divine dans la sagesse de l’Acropole ne peut plus attendre davantage que nos voix réconciliées attestent enfin la Sagesse du seul Icare remonté aux cieux : le crucifié du Golgotha. L’Alpha du matin eternel peut seul nous faire rejoindre par-dessus le chaos l’Omega du jour sans plus de soir.

Toute sa vie, Louis Bouyer aura été un immense penseur de l’infini mystère chrétien, mais, comme a dit de lui son collègue en immensité, le cardinal Hans Urs von Balthasar, penseur d’une pensée fermement convaincue qui n’est pas la passion d’un système intellectuel mais une exigence de la vie transformée dans la foi – toute sa vie, il aura proclamé, sa vie elle-même aura proclamé l’inséparabilité de la vérité et de la vie.

En attendant de lire ses Mémoires posthumes encore inédits, le lecteur pourra consulter un certain nombre de ses livres récemment réédités chez Ad Solem et au Cerf. Pour une première approche, on conseillera : Louis Bouyer, Le métier de théologien, entretiens avec Georges Daix, Ad Solem, 2005. Et pour une présentation théologique : Davide Zordan, Connaissance et mystère, l’itinéraire théologique de Louis Bouyer, Cerf, 2008.