Edith Stein (1891-1942) fut deux fois fille de Sion : fille d’Israël et de l’Eglise. Alliant rigueur intellectuelle et honnêteté existentielle, la jeune philosophe juive se convertit au catholicisme puis deviendra une sainte carmélite – proclamée co-patronne de l’Europe par Jean-Paul II en 1999. Retour sur un parcours hors du commun.

Edith Stein est née à Breslau le 12 octobre 1891, jour de Kippour, dans une famille nombreuse des milieux juifs religieux. La Vie d’une famille juive témoignera de son éducation dans un judaïsme fervent et une vie familiale intense. A partir de 1912 elle étudie la phénoménologie à Gottingen et devient l’assistante du « maître » du mouvement, Edmund Husserl. Pendant la Première Guerre Mondiale, elle montre son courage et son sens de la responsabilité en tant qu’infirmière volontaire de la Croix Rouge. Son ami philosophe Adolf Reinach meurt au front en novembre 1917 : la découverte de ses notes montre qu’il y a fait une expérience fulgurante, celle de Dieu. Le mouvement phénoménologique allemand connaît ainsi une véritable vague de conversions au christianisme, dont les deux figures majeures du mouvement, les Juifs Edmund Husserl et Max Scheler qui deviennent catholiques.

La notion d’expérience est au centre de l’approche phénoménologique, dont les adeptes prennent au sérieux ce qu’éprouve l’être humain, et s’intéressent particulièrement aux expériences mystiques. Ainsi se fait jour, appuyée sur des témoignages nombreux a travers els siècles et les continents, a possibilité d’éprouver au plus profond de l’être une expérience vitale : l’expérience de Dieu. Chez Edith Stein, ces conceptions influenceront ce qu’on pourrait appeler son personnalisme, voire son existentialisme chrétien. Elle-même préparera une thèse sur l’empathie (Einfühlung), qui annonce sa conception intégrale de la personne humaine. Edith Stein, pour le moment, rêve toujours à un mariage d’amour…

Après-guerre, la lecture de saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila emporte son adhésion et décide de sa conversion, ce qui laisse augurer de sa future vocation carmélitaine. Le 1er janvier 1922, jour de la Circoncision du Christ, Edith Stein reçoit le baptême dans l’Eglise catholique avec comme marraine son amie Hedwig Conrad-Martius, phénoménologue convertie au protestantisme : son nom de baptême sera Thérèse Hedwig, en l’honneur de la grande réformatrice du Carmel, et de sa marraine.

Malgré l’assurance qu’elle a de sa vocation de carmélite, elle sera longtemps enseignante sur les conseils de son père spirituel. Professeur de lycée chez les dominicaines de Spire de 1923 a 1931, elle y montre une foi solide, alliée a une grande liberté pédagogique doublée d’un profond sens de l’autre. De plus, entre 1925 et 1933, conférencière renommée, elle développe une vision catholique de la dignité de la personne humaine, en opposition totale avec le discours nazi. En 1931, elle célèbre notamment la figure d’Elisabeth de Hongrie dont on fête le septième centenaire de sa mort : elle met en avant le cœur de feu et la volonté de fer de cette princesse qui choisit la pauvreté dans un amour radical du Christ pauvre.

En 1928 Edith Stein découvre la grande abbaye bénédictine de Beuron : elle prend alors comme directeur spirituel le jeune abbé dom Raphaël Walzer, future figure de la résistance spirituelle au nazisme, et qui devra quitter l’Allemagne des 1935. Elle fait sien l’adage de saint Benoît : « Ne rien préférer au Christ. » Sous l’influence du jésuite Erich Przywara, qui dialogue avec les philosophes et théologiens de son temps : Karl Barth, Paul Tillich, Martin Heidegger…, elle découvre saint Thomas d’Aquin, qui lui apprend a pratiquer la philosophie comme service de Dieu. Elle garde contact avec les milieux philosophiques, a pour ami le phénoménologue Alexandre Koyré. Edmund Husserl reste attaché a son ancienne assistante et lit ses écrits : lors de sa prise d’habit en 1934 il déclare: « En elle tout est absolument authentique. »

Enseignante a l’Institut catholique de Munster, devant la gravité de l’heure, elle écrit au printemps 1933 au pape Pie XI pour rompre le silence de l’Eglise sur la perversité intrinsèque du nazisme, et montre une solidarité sans faille avec son peuple : « Cette idolâtrie de la race et du pouvoir étatique, martelée chaque jour aux masses par la radio, n’est-elle pas une hérésie ouverte ? Ce combat en vue d’éliminer le sang juif n’est-il pas un blasphème contre la très sainte humanité de notre Rédempteur, de la bienheureuse Vierge et des Apôtres ? Tout cela n’est-il pas en contradiction totale avec l’attitude de notre Seigneur et Sauveur qui priait sur la croix pour ses persécuteurs ? » Comme saint Paul elle est juive et chrétienne : « Hebrai sunt : et ego ! Ils sont hébreux, moi aussi ! » (2 Co 11, 22) Elle a une conscience aigue des enjeux non seulement humains, mais aussi divins, que soulève l’antisémitisme moderne : « Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa Croix dont était maintenant chargé le peuple juif. » « Cette persécution est une persécution de la nature humaine du Christ. » « Je savais que j’étais engagée dans le combat entre le Christ et l’Antéchrist. »

Le 14 octobre 1933, à 42 ans, Edith Stein entre au Carmel de Cologne, ou elle s’appellera désormais sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix. Elle y montre humour et serviabilité, et y développe surtout une vie d’oraison profonde. Pour retrouver une vie pleine, il faut vivre en profondeur, au centre de l’âme : « Le centre de l’âme est le lieu d’où la voix de la conscience se laisse entendre, et le lieu de la décision personnelle libre. » « C’est un monde infini qui s’ouvre d’une manière absolument nouvelle, lorsque l’on commence à vivre vers l’intérieur et non vers l’extérieur. » « Plus une personne vit recueillie au plus profond de son âme plus fort est le rayonnement qui émane d’elle et qui entraîne les autres. » Pour Edith Stein, l’authenticité est un chemin de vérité et de sainteté, car celui qui cherche la vérité va vers Dieu. Devenir saint signifie prendre sa foi au sérieux. La science des saints est La Science de la Croix - selon le livre éponyme qu’elle consacre à saint Jean de la Croix, c’est-à-dire « science d’amour » ou chacun est responsable de tous. Elle écrit, met en scène et joue des pièces au Carmel pour les fêtes, comme Les Vagabonds de la Reine de la Paix. Elle montre une dévotion particulières aux saints de l’Ancien Testament : saint Elie, saint David, les saints et prophètes d’Israël…, et conçoit la vocation carmélitaine en continuité avec la leur : « Se tenir devant la Face du Dieu vivant, telle est notre vocation. » « La prière est regard vers la Face de l’Eternel. » Le Christ accomplit Kippour, le Grand Pardon.

Jour de l’an 1939 quitte Cologne pour le carmel d’Echt en Hollande. Sa sœur Rosa, baptisée en 1936, l’y rejoint le 1er juillet 1939 en tant que tertiaire carmélitaine. Mais des 1940 elles sont rattrapées par l’occupation allemande. En avril 1942 elles doivent porter l’étoile jaune sur leur habit ! Ce même printemps 1942, les évêques catholiques hollandais protestent publiquement et énergiquement contre les persécutions des Juifs, ce qui entraîne, devant leur inflexibilité, de violentes représailles nazies. Le 2 août 1942, sur l’ordre du sinistre Seyss-Inquart, commissaire du Reich, tous les Juifs baptisés catholiques de Hollande sont arrêtés, dont sœur Bénédicte et trois de ses filleules : sa propre sœur Rosa, ses amies Ruth Kantorowicz, baptisée en 1934, et Alice Reis, baptisée en 1930, et sœur du Bon Pasteur. Sœur Bénédicte déclare a sa sœur Rosa : « Viens, nous allons pour notre peuple. » Conduites aux camps de Hooghalen puis Westerbork, elle sont enregistrées la par Etty Hillesum, ancienne athée qui mourra convertie, en véritable martyre et mystique juive. Dans les camps, avec d’autres religieuses d’origine juive, elles recomposent tout de suite une vie conventuelle et se dévouent particulièrement au service des autres prisonniers. Déportées le 7 août 1942, elles murmurent entre elles : « Premier vendredi du mois. – Que ta volonté soit faite. » Le convoi de 987 juifs arrive a Auschwitz au matin du 9 août : tous sont gazes sur le champ.

Depuis que ta puissance m’a béni, sûrement elle me conduira,

A travers landes et marécages, passant escarpements et torrents,

Jusqu'à ce que la nuit s’achève et qu’avec le matin sourient ces visages d’anges

Que j’ai longtemps aimés et perdus un temps.

Pour aller plus loin…

Parmi d’autres œuvres consacrées a la sainte du Carmel, une récente biographie se dégage : Cécile Rastoin, Edith Stein : Enquête sur la Source, Cerf, 2007.

Une co- édition complète des livres d’Edith Stein est en cours par les Editions du Carmel, du Cerf et Ad Solem. Parmi les livres récemment réédités, citons :

Source cachée, oeuvres spirituelles, Cerf / Ad Solem 1999

Vie d’une famille juive, Cerf / Ad Solem, 2001

Malgré la nuit, œuvres poétiques, Cerf Ad Solem 2002

Voies de la connaissance de Dieu (Sur Denys l’Aréopagite), Ad Solem, 2003