La scolastique, prise dans sa plénitude, rejette nécessairement l'abstraction qu'on lui reproche : elle est concrète puisqu'elle procède de la Bible et de la foi au Christ. C'est le réalisme de Dieu : la prétention de connaître et de dire la réalité telle qu'elle est caractérise le discours chrétien. Cette revendication fait les chrétiens sûrs d'eux-mêmes face au monde et indifférents à la déréliction moderne de la parole. Toute parole humaine trouve son modèle et son sens dans la parole de Dieu. Une parole coupée de Dieu dérive en bavardage et onomatopées. "Actus autem credentis non terminatur ad enuntiabile sed ad rem" : l'acte du croyant ne se termine pas à un énoncé, mais à la réalité, dit saint Thomas d'Aquin : réalisme intégral. Le sens d'un mot n'est pas un autre mot, mais la réalité que ce mot désigne. "L'acte du croyant ne se termine pas à un énoncé, mais à la réalité ; en effet, nous ne formons d'énoncés que pour prendre par eux connaissance des choses : en cela, la foi fait comme la science." Le sens de l'écriture et du symbole est de partir du visible pour conduire vers l'invisible.

La Somme théologique elle-même n'est qu'un chemin, du dit vers l'indicible : elle est un texte inachevé, ou plutôt achevé au-delà du texte, achevé dans et par l'au-delà du texte. Tout discours n'est qu'une épectase, une tension jamais assouvie vers le réel vrai, vers Dieu. Quelques mois avant sa mort, Thomas, en célébrant la messe, subit une étonnante transformation : il n'écrivit plus jamais ni ne dicta quoi que ce soit et se débarrassa même de son matériel pour écrire. Il dit simplement : "Je ne peux plus. Tout ce que j'ai écrit me semble de la paille à côté de ce que j'ai vu." L'amour est alors le point de rencontre de la foi et de l'espoir, de la certitude et du mystère.

Ce réalisme d'amour s'exprime par la poésie, est poésie. La poétique chrétienne a donné un type de beauté très particulière, la beauté spirituelle ou intelligible. Lorsque la scolastique parle de la beauté, elle entend par-là un attribut de Dieu. La métaphysique de la beauté et la théorie de l'art n'ont pas le moindre rapport entre elles. L'homme moderne surestime démesurément l'art, parce qu'il a perdu le sens de la beauté intelligible que possédait la chrétienté.

"Sero te amavi pulchritudo quam antiqua et tam nova, sero te amavi", dit saint Augustin à Dieu (Confessions, X, 27, 38). Il s'agit là d'une beauté dont l'esthétique n'a aucune idée. Selon la loi de la nouvelle Alliance, la grâce n'abolit pas la nature. N'est pas bon seulement ce qui est chrétien, mais tout ce qui est bon est chrétien, christique. La poésie ne pouvait manquer de se lier à la théologie et de définir son statut par rapport à ce que la prière comporte de plus essentiel. Ce n'est pas le Moyen Âge qui était dépourvu d'une esthétique : c'est le monde moderne qui en possède une trop étriquée. Il faut perdre l'illusion que la vérité puisse se communiquer avec fruit sans l'éclat qui lui est connaturel et qu'on appelle le beau. Le christianisme est poétique, la théologie est une poésie qui vient de Dieu, suivant le mot de Boccace. C'est ainsi que la beauté sauvera le monde.

Olivier-Thomas Venard, op, Littérature et Théologie. Une saison en enfer, Ad Solem