Ce qui se produit dans le monde contemporain ne manque pas de rappeler à l'observateur attentif la période des invasions barbares. Il y a toutefois une différence de taille. Les barbares qui mirent fin à la civilisation romaine vinrent de l'extérieur; or les barbares qui menacent la civilisation de l'Europe moderne viennent de l'intérieur. Il serait cependant faux de croire - comme beaucoup le font - que cette nouvelle “invasion barbare” risque vraiment d'anéantir notre civilisation.

Le cataclysme le plus vaste ne pourrait engloutir la civilisation, si nous incluons dans ce terme les innombrables conquêtes de l'homme dans les différents domaines de la science et de la technique.

De plus, les “barbares” dont nous parlons ne sont pas le moins du monde tentés de faire obstacle au développement naturel des sciences positives et de la technique. Ils comprennent parfaitement que science et technique ne sont pas seulement utiles mais indispensables. L'Allemagne a expulsé Einstein et bien d'autres savants célèbres mais cela n'empêche pas les Allemands de continuer à exploiter de toutes les manières possibles les progrès scientifiques, sans se soucier de leur origine. En Russie soviétique, un homme tel que Pavlov est toléré bien qu'il ne cache guère sa désapprobation du régime.

Il n'y a donc pas de raison de se faire du souci pour l'avenir de la science et de la technique. Les barbares modernes, comme ceux d'autrefois, auront à cœur de préserver et même de perfectionner tout ce qui peut contribuer au triomphe de la force brute.

Mais, s'interroge le lecteur, si la force brute se constitue gardien du progrès scientifique et technique, quel bénéfice l'humanité en retirera-t-elle?

Qu'est-ce qui détermine les lois d'airain de l'économie moderne? La réponse me semble évidente. Nous sommes perpétuellement confrontés au Tartare, voué corps et âme à la poursuite du seul idéal valable à ses yeux: le triomphe de la force brute, de la force physique, de la force matérielle. C'est pourquoi il se prosterne devant les “lois d'airain de l'économie”, puisque sa propre nature est adaptée à ces lois. Il croit que ce qui fait de la vérité la Vérité n'est autre que son désir de contraindre et son pouvoir d'exercer cette contrainte.

Suivons cette ligne de pensée. On considère généralement “le Tartare” comme un Asiatique. La phrase “Grattez un Russe et vous trouverez un Tartare” laisse entendre que la croyance populaire accole aux Russes l'épithète infamante de barbares asiatiques. Il existe toutefois un autre adage occidental d'une toute autre signification: “Ex Oriente lux”. La lumière est venue de l'Est, c'est-à-dire de l'Asie vers l'Europe. L'Europe n'a fourni à l'humanité ni prophètes ni apôtres tandis que l'Asie a été le berceau de toutes les religions et tous les grands prophètes ont vu le jour à l'Est. Les historiens ont de bonnes raisons de s'interroger sur l'influence considérable de l'Orient, qui embrasse jusqu'aux philosophes de la Grèce classique. Les œuvres de Plotin, le dernier des grands penseurs grecs, lancent un fervent appel aux plus éclairés de ses contemporains, les implorant de modifier la situation spirituelle de l'Europe; cette situation était le résultat inévitable des conditions de développement du monde occidental. Bien que Plotin n'eût pas fait usage de la phrase “Ex Oriente lux”, son regard était résolument tourné vers l'Asie, source de lumière spirituelle.

L'apparition de Plotin et de son œuvre coïncide étrangement avec un des phénomènes les plus mystérieux et les plus inexplicables de l'histoire européenne. Le monde gréco-romain, cette puissance dont la structure étatique était d'une étendue sans précédent dans l'histoire et qui avait soumis à son joug tant de peuplades d'origines diverses, allait maintenant s'incliner devant la vérité d'un petit peuple parmi les tribus assujetties de l'Empire romain, faible et universellement méprisé. L'Europe, puissante et civilisée, renonça à sa puissance, à la civilisation qu'elle avait fondée et maintenue par la force pour placer sa foi dans une vérité apparemment peu sûre, défaillante, inerte, et même illusoire: la vérité révélée par les Saintes Ecritures. D'innombrables tentatives ont été faites pour expliquer cette page de l'histoire. Qu'est-ce qui poussa la Rome toute-puissante à fléchir le genou devant l'insignifiante province de Judée, comment se fait-il que la glorieuse Athènes s'abaissa devant Jérusalem? Aucune des explications avancées n'explique quoi que ce soit, au point qu'on se demande parfois s'il existe une explication valable. Je ne tenterai pas ici de résoudre cette éternelle énigme, étant donné que l'exigence même d'une explication implique la possibilité de découvrir une force visible, tangible et mesurable, alors que par définition cette force n'existe pas dans le cas présent et ne peut, par conséquent, être découverte.

Aujourd'hui, le Tartare qui se cache sous notre couche européenne manifeste des signes de réanimation. Ce qui lui semble le plus dangereux, ce qu'il hait le plus, ce ne sont ni la science ni la technique, mais ce qui a été révélé à l'homme à travers les Ecritures, ce qui lui a été légué par la religion: la compréhension et l'amour de la liberté, celle des autres pas moins que la sienne propre. Nous devons sauver la liberté.

Léon Chestov

The Aryan Path, août 1934

Traduction de Gilla Eisenberg