Entretien avec François Delmas-Goyon

Auteur de Saint François d’Assise le frère de toute créature (Parole et Silence, 2008)

« D’abord et avant tout, François est un homme de désir. »

1. « À l’âge de vingt ans, je n’ai plus trouvé de sens à la vie et ai traversé une crise existentielle profonde, qui m’a conduit à une expérience de conversion radicale. François d’Assise était mon saint patron, mais je ne le connaissais guère. Le désir de consacrer ma vie à Dieu et la rencontre d’un frère m’ont amené à entrer dans l’Ordre des Frères mineurs capucins, où je suis demeuré plusieurs années. Au noviciat, j’ai reçu une formation poussée sur saint François. C’est là que j’ai découvert sa vie et sa spiritualité, auxquelles faisaient écho l’accueil fraternel et la simplicité des frères dont je partageais la vie. »

2. « D’abord et avant tout, François est un homme de désir. Telle est, j’en suis de plus en plus convaincu, la clé de son extraordinaire sainteté. Lorsqu’il choisit de suivre le Christ, il fait de l’Évangile la règle de son existence et le vit à fond. Le désir qui embrase son cœur constitue la source dynamique de sa prière et l’aliment de son amour pour Dieu et pour les créatures. Avant sa conversion, François est un jeune homme riche à la personnalité rayonnante, mais aussi un ambitieux, ayant décidé de partir à la guerre – autrement dit, prêt à tuer et à risquer d’être tué – pour devenir chevalier et s’élever socialement. L’Esprit Saint va progressivement purifier et transformer ce désir de gloire humaine en une ferme volonté de servir Dieu et les hommes. La rencontre des lépreux et le choix de « leur faire miséricorde », pour reprendre une expression de son Testament, constitue l’épisode décisif du chemin de conversion de François, le moment où sa vie bascule et prend une nouvelle orientation.

Son métier de marchand a révélé à François combien l’argent constituait un instrument de pouvoir et de domination, c’est pourquoi il le rejette totalement et veut vivre sans rien posséder en propre (d’où son surnom de Poverello). François ne conçoit pas la pauvreté en termes d’ascèse ; il se fait pauvre pour être libre d’aimer et, surtout, parce qu’en Jésus Christ, Dieu lui-même s’est fait pauvre et a vécu de manière totalement désappropriée.

Selon le contexte, cette désappropriation prend le nom de pauvreté (vis-à-vis des biens matériels), de minorité (dans le domaine du travail et de la vie sociale) ou d’humilité (envers Dieu et dans les relations interpersonnelles). C’est elle qui a permis à François de devenir un homme pleinement fraternel. N’ayant rien à défendre, libéré de toute peur, il a pu rencontrer pacifiquement le sultan d’Égypte en pleine croisade et accueillir tout être humain, toute créature et jusqu’à sa propre mort comme un frère ou une sœur. »

3. « L’héritage de François est triple et ses trois composantes me paraissent indissociables.

En premier lieu, il y a le témoignage donné par la vie de François. Son amour pour les créatures, sa liberté et sa joie débordante ont fasciné quantité d’hommes et de femmes (entre autres : Frédéric Ozanam, Ernest Renan, Nikos Kazantzakis, Joseph Delteil, Olivier Messiaen, Maurice Zundel, Julien Green…), qu’ils soient croyants ou non. Avec la récente montée en puissance de l’écologie, le pouvoir d’attraction du Poverello est plus fort que jamais.

En deuxième lieu, il y a la vision de Dieu, de l’homme et du monde qui se dégage de ses écrits et de ses paroles. C’est probablement l’aspect qui me marque le plus. Non seulement François d’Assise a mené une vie sainte, mais, avec ses frères, il a élaboré une spiritualité nouvelle, d’une profondeur et d’une vigueur remarquables. Le fondement de cette spiritualité est la découverte que Dieu – non pas le Dieu abstrait des philosophes, mais la sainte Trinité – est le Bien suprême et que tout bien vient de lui. Le plus grand don que le Père a fait à l’humanité est son Fils, qui a offert sa vie pour nous sauver et continue de se donner à nous dans la célébration de l’eucharistie, sous les humbles espèces du pain et du vin. La seule chose que demande Dieu en échange de ces dons merveilleux que sont la vie et le salut en Christ est que nous les accueillions d’un cœur libre et aimant, c’est-à-dire d’un cœur désapproprié.

François d’Assise n’est pas un intellectuel et n’a jamais rédigé de traité de théologie ; mais les thèmes de la bonté de Dieu, de la désappropriation et du service mutuel structurent sa pensée et apparaissent dans presque tous les textes qu’il a écrits, au point qu’il interprète le péché d’Adam (Genèse 3) comme un acte d’appropriation. Le Poverello perçoit et comprend le monde comme une création de la Trinité sainte et non comme la nature des philosophes, des scientifiques ou des écologistes. Ce profond sentiment d’une communauté d’origine avec tout ce qui existe, renforcé par une désappropriation personnelle toujours plus radicale, l’amène progressivement à voir en chaque créature une sœur, sortant elle aussi des mains du Créateur. Le roi, le mendiant, le lépreux, le loup, le vermisseau, l’arbre, le soleil, l’eau, le feu sont devenus pour lui autant de frères et de sœurs qui, en leur être même, resplendissent de la bonté de Dieu et chantent sa gloire.

En troisième lieu, il y a la famille franciscaine en ses multiples composantes : frères mineurs franciscains, capucins et conventuels (premier Ordre) ; sœurs clarisses (deuxième Ordre) ; sœurs franciscaines apostoliques (tiers Ordre régulier) ; laïcs (tiers Ordre séculier)… et les mouvements indépendants se référant explicitement au petit Pauvre, tels les Compagnons de saint François fondés par Joseph Folliet. Par-delà les périodes de médiocrité et les infidélités, les membres de cette famille ont toujours conservé vivant le souvenir du Poverello et ont incarné avec inventivité son esprit dans de nombreuses initiatives et œuvres. Ils ont, en particulier, été des pionniers du « catholicisme social » au XIXème siècle et la récente création des « cercles de silence » vient d’eux. Ce n’est pas un hasard si, de tous les ordres religieux, l’Ordre des Frères mineurs est celui qui a connu le plus de réformes : il n’a cessé d’être habité, voire fasciné, par la figure de son fondateur et, par le fait même, n’a cessé de se sentir provoqué à davantage de fidélité. »

4. « La spiritualité franciscaine est, fondamentalement, une spiritualité du désir et du regard. François d’Assise nous invite à devenir des hommes et des femmes brûlants de désir et à changer notre regard sur Dieu et sur les autres.

Il nous convie à prendre davantage conscience de la grandeur et de la bonté de Dieu. Il nous appelle à découvrir la beauté de celui qui nous fait peur : l’étranger, le misérable, le lépreux, et à oser aller à sa rencontre. En théologie, l’importance accordée par François au thème de la création et son insistance sur la seigneurie du Christ permettent de valoriser pleinement tout ce que vivent de juste et de bon les non-chrétiens sans risquer de tomber dans le relativisme. L’Esprit Saint travaille le cœur de chacun ; le Christ, unique Médiateur entre Dieu et les hommes, vient à la rencontre de chacun, au plus intime de son existence, et lui ouvre la voie du salut. Charge à celui-ci de s’y engager. La spiritualité franciscaine allie humilité et optimisme, un optimisme enraciné dans une profonde confiance en Dieu. François d’Assise n’a cessé d’avancer au large ; rien de plus étranger à son esprit que le repli identitaire que l’on sent parfois poindre dans l’Église ces derniers temps.

Un autre apport possible du Poverello au monde d’aujourd’hui est son sens de la liberté et sa conception positive de l’obéissance chrétienne. Pour François, avant d’être une obéissance des sujets aux ministres , l’obéissance est une obéissance de tous les frères, sans distinction, à l’Esprit Saint. Alors que dans la règle bénédictine l’abbé tient la place du Christ et est situé au-dessus des moines, pour François les frères ministres sont des serviteurs : ils sont au service du travail de l’Esprit Saint dans le cœur des frères qui sont confiés à leur responsabilité. Thomas de Celano, son premier biographe, rapporte que le Petit Pauvre avait coutume de dire que l’Esprit Saint était le véritable ministre général de l’Ordre des Frères mineurs et qu’il aurait même voulu que cette phrase soit insérée dans la Règle. L’obéissance franciscaine est, en outre, inventive et responsable. François déclare être de l’obéissance véritable toute action bonne, dont le frère sujet sait qu’elle ne va pas à l’encontre de la volonté de son ministre.

Enfin, François avait une très grande dévotion à l’eucharistie et à l’Écriture Sainte, qui, pour lui, constituaient les deux modes de présence du Christ, le Verbe de Dieu, à son Église. Il peut aider notre temps à mieux percevoir la grandeur de la première et à se nourrir davantage de la seconde. »

5. « La vie en Dieu est le but de notre pèlerinage terrestre. Le Christ est le chemin vers Dieu. Aussi saint soit-il, François d’Assise n’est rien de plus qu’un témoin et un guide pour marcher à la suite de Jésus Christ. Cependant, je crois que son message est plus que jamais d’actualité et qu’il constitue, pour l’Église (catholique, mais pas uniquement), un atout extrêmement précieux. En Occident, mais aussi dans les villes d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique, un nombre croissant de gens vivent sans espérance et sans avoir la possibilité, ni même le goût, de s’intéresser à l’Évangile. Par sa sainteté, par la beauté et la profondeur de sa spiritualité, le Poverello peut être un formidable vecteur d’évangélisation et de découverte du Christ.

Voilà pourquoi, depuis plusieurs années, je lui consacre l’essentiel de mon investissement intellectuel et de mon temps libre. Je viens de passer les quatre années écoulées à effectuer les traductions qui m’étaient imparties dans le cadre de la réédition de Saint François d’Assise, Documents. Écrits et premières biographies , et à écrire mon livre Saint François d’Assise le frère de toute créature. Les trois années qui viennent vont être consacrées à la rédaction de ma thèse de doctorat, qui offrira une synthèse de la spiritualité franciscaine et mettra en lumière l’influence de celle-ci sur la théologie de Bonaventure de Bagnoregio et de Pierre de Jean Olivi . Tout en continuant à animer des colloques et des sessions destinés à faire mieux connaître la spiritualité franciscaine, j’espère, ensuite, contribuer à la naissance d’une théologie d’inspiration franciscaine pour aujourd’hui, dont l’Église a un urgent besoin. »