Romancier dont le génie créateur a toujours été dominé par le besoin d’une règle de conduite absolue, Tolstoï s’est tourné dans la seconde moitié de sa vie vers la prédication d’un christianisme renouvelé, ramené à la stricte observance de la loi d’amour, au nom de laquelle il condamne les structures économiques, sociales et politiques du monde moderne et les formes d’art qui en sont le fruit. Cette intransigeance rigoureuse de l’exigence morale appliquée à tous les domaines de la vie individuelle et collective a fait de Tolstoï l’un des maîtres spirituels du XXe siècle naissant. Le message du « plus chrétien des anarchistes », loin d’apparaître comme archaïque, nous semble au contraire d’une grande actualité au moment où, après l’échec du communisme, il semble urgent de penser un autre futur pour une humanité économiquement, culturellement et écologiquement menacée.

Comme le rappelle Michel Aucouturier , dès 1856, Tolstoï propose à ses serfs un plan d’affranchissement. De mai 1861 à avril 1862, il exerce dans un sens favorable aux paysans les fonctions de juge de paix chargé d’arbitrer les litiges surgis avec les anciens propriétaires à la suite de la réforme. Surtout, il se préoccupe de l’éducation des paysans : en 1859, il crée à Iasnaïa Poliana une école où - après un second voyage en Europe occidentale qu’il consacre en grande partie à une enquête sur l’enseignement primaire - il met au point une méthode et des principes d’éducation populaire. Afin de les propager, il fonde et dirige, de janvier 1862 à avril 1863, la revue pédagogique « Iasnaïa Poliana ». Tolstoï s’y élève contre toute tentative d’imposer aux paysans une instruction étrangère à leur mode de vie et à leurs besoins matériels et spirituels, et soutient que c’est l’élite cultivée qui doit s’instruire auprès du peuple, et non l’inverse.

Les rapports entre paysans et gentilshommes occupent une place importante dans son œuvre littéraire, où ils apparaissent sous un jour à la fois social et moral. D’une part, Tolstoï fait ressortir le fossé qui sépare l’univers du paysan et celui du propriétaire, et qui condamne à l’inefficacité les efforts les plus désintéressés du second : la générosité du seigneur se heurte, dans la Matinée d’un propriétaire (1856), à la défiance séculaire des serfs, tandis que dans Polikouchka (1863) elle conduit tragiquement à sa perte celui qui en est le bénéficiaire. D’autre part, le mode de vie paysan représente, face à celui du gentilhomme, un principe d’authenticité : tel est le sens du récit Trois Morts (1859), où la mort “ païenne ” du paysan, proche de la nature, ressemble davantage à la mort majestueuse d’un grand arbre qu’à la pitoyable mort “ chrétienne ” de la vieille dame noble. La dénonciation de l’artifice et des conventions qui régissent la vie des classes privilégiées est aussi le thème du récit Le Cheval, écrit pour l’essentiel en 1862, où la société est vue et jugée du point de vue de la nature, dont un cheval est le porte-parole.

Abandonné en 1874, Anna Karénine ne sera achevé, à contrecœur, qu’en 1877. Tolstoï se trouve alors au creux d’une dépression, dont les velléités suicidaires de Lévine sont le reflet, et qu’il décrira en 1879 dans une Confession devant servir de préface à l’exposé de sa doctrine religieuse. Saisi par le vertige du néant, il éprouve douloureusement l’impossibilité de vivre sans la foi, qu’il découvre intacte chez les gens du peuple : le mode de vie parasitaire des classes privilégiées, dont il tentera désormais de s’affranchir, porte ainsi en lui-même sa propre condamnation. Tolstoï ramène le message du Christ à une règle de vie fondée sur deux principes, l’amour de Dieu et celui du prochain, et se résumant aux cinq commandements du Sermon sur la montagne : ne te mets pas en colère, ne commets pas l’adultère, ne prête pas serment, ne résiste pas au mal par le mal, ne sois l’ennemi de personne.

Venu à Moscou en 1881 pour l’éducation de ses enfants, Tolstoï y découvre, à l’occasion du recensement auquel il participe en 1882, le spectacle de la misère urbaine. Il en tire dans Que devons-nous faire ? (1883) une condamnation sans appel des principes sur lesquels est fondée la société moderne en Russie et dans le monde entier : la propriété, moyen d’exploitation de l’homme par l’homme et source d’inégalité ; l’État, instrument de contrainte perpétuant la domination des riches sur les pauvres ; l’Église asservie à l’État ; le progrès technique ne bénéficiant qu’aux privilégiés ; l’art et la science modernes placés à leur service. Cependant, il réprouve le recours à la violence révolutionnaire et pratique l’action philanthropique et la propagande de la vérité religieuse. Il prend part en 1891, 1893 et 1898 à la lutte contre la famine, défend la secte persécutée des Doukhobors et aide financièrement ses membres à s’installer au Canada, crée avec son principal disciple, Tchertkov, la maison d’édition « L’Intermédiaire », qui se propose de fournir au peuple les lectures dont il a besoin.

La condamnation d’une civilisation fondée sur la recherche du superflu s’étend aussi à l’art moderne que Tolstoï, dans un traité paru en 1898, Qu’est-ce que l’art ? accuse de solliciter les émotions artificielles des classes privilégiées et auquel il oppose un art populaire accessible à tous par sa clarté et sa simplicité propre à unir les hommes, et non à les diviser, en exprimant les aspirations profondes communes au plus grand nombre, c’est-à-dire leurs aspirations religieuses. Il en trouve le modèle dans “ l’épopée de la Genèse, les paraboles des Évangiles, les légendes, les contes, les chansons populaires ”. C’est dans cet esprit qu’il a déjà rédigé, en 1872 et en 1874, les cours récits des Quatre Livres de lecture et que, après 1885, il écrit une série de récits et de drames populaires, où la langue se simplifie à l’extrême, et où l’analyse psychologique est sacrifiée à la démonstration d’un principe moral. Mais la Puissance des ténèbres (1886) fait exception : le pouvoir maléfique de l’argent est ici suggéré avec une vérité psychologique et une puissance dramatique qui font de ce “ drame populaire ” l’un des chefs-d’œuvre de la scène russe. La dénonciation du mensonge social, qui domine l’œuvre des dernières années, s’accompagne d’une mise à nu de la condition humaine dont l’accent pessimiste est cependant tempéré par le thème constant de la conversion spirituelle. Ainsi, dans la Mort d’Ivan Ilitch (1886), l’approche de la mort, qui déprécie d’abord pour le héros tout ce qui faisait jusque-là sa vie, aboutit, en ses derniers instants, à lui faire découvrir la loi d’amour qui fait de la mort elle-même une délivrance. La lutte de l’esprit contre la chair (Le Diable, 1889), contre la tentation de la gloire terrestre (les Notes posthumes du starets Théodore Kouzmitch, 1905), ou contre l’une ou l’autre (le Père Serge, 1895-1898) tient une place importante dans l’œuvre des dernières années. Mais les deux derniers récits illustrent surtout le thème de la rupture avec le monde, de même que le drame le Cadavre vivant (1890) dont le héros est un noble déclassé parce qu’il a pris conscience du mensonge qui l’entoure et ne peut plus le supporter.

On retrouve tous ces thèmes dans le troisième grand roman de Tolstoï, Résurrection, commencé en 1889, mais achevé dix ans plus tard seulement. Mis sur la voie de la conversion spirituelle par le sentiment de culpabilité qu’il éprouve en reconnaissant dans la prostituée qu’il doit juger la jeune paysanne qu’il a jadis séduite et abandonnée, le prince Nekhlioudov découvre progressivement l’hypocrisie et la cruauté d’un système judiciaire, pénitentiaire, politico administratif, ecclésiastique, dont la véritable fonction est de défendre les privilèges économiques et sociaux d’une classe de parasites. Dénonciation violente d’une société et d’une civilisation, Résurrection laisse cependant entrevoir çà et là la qualité poétique du réalisme de Tolstoï.

En conflit ouvert avec les autorités civiles et religieuses (qui l’ont excommunié en 1901), Tolstoï est cependant protégé par l’immense autorité morale dont il jouit dans le monde entier. Pourtant, un double conflit le tourmente. Ses obligations familiales se heurtent aux impératifs de sa doctrine. Celles que lui imposent sa célébrité et son autorité deviennent un obstacle sur la voie de la libération spirituelle qu’il recherche obstinément. Dès 1894, il a songé à quitter les siens pour se libérer de toute attache. Au petit matin du 28 octobre 1910, il quitte en cachette Iasnaïa Poliana, accompagné seulement d’une de ses filles et de son médecin. Atteint de pneumonie, il meurt le 7 novembre dans la petite gare d’Astapovo, devenue pendant quelques jours le point de mire du monde entier.

En 1870, Tolstoï traverse une profonde crise morale. C’est le problème de la mort et l’absurdité de la vie qui le tourmentent. Constatant l’impuissance de la culture laïque, de la science et de la philosophie à répondre à cette angoisse, il retourne à la religion. « J’ai commencé à me rapprocher des croyants parmi les pauvres, dit Tolstoï, les simples, les gens peu instruits, avec les vagabonds, les moines, les raskolniki, les moujiks ». Il admire leur foi et cherche à les imiter et à se rapprocher de l’Église. Mais il ne peut demeurer au sein de l’Église en raison de son propre rationalisme.

Tolstoï possède un caractère tout d’une pièce, explique Alexandre Papadopoulo , sa personnalité est originale et puissante, son intelligence critique et agressive, enfin et surtout il y a en lui une tendance profonde à la perfection morale, à la sincérité, une horreur innée des conventions et de l’hypocrisie. C’est l’amour de l’humanité, en qui il voit Dieu immanent, qui lui permet de donner un sens aux événements marquants de sa vie. Tolstoï est prophète encore plus que philosophe et, comme Bakounine, il applique ses idées dans sa vie, dans son action. L’essentiel pour lui est la morale, le bien, un Bien mystique absolu, qu’il met au-dessus de la science, de la philosophie et de l’art. Le Bien vers lequel nous tendons, c’est Dieu, un Dieu qui est d’abord en nous-mêmes. « Le sens de la vie ne se découvre que lorsque l’homme reconnaît dans son âme sa propre réalité divine », écrit-il. Tolstoï était-il pour autant chrétien ? Si ce mot désigne le fait de croire aux doctrines de l’Église, alors Tolstoï ne l’était pas. En effet, il ne confessait pas le dogme central du christianisme : la divinité de Jésus. En revanche, si le mot « chrétien » renvoie à la mise en pratique les conseils contenus dans les Évangiles, alors, sans nul doute, Tolstoï était chrétien. De même, nous pouvons poser la question : Tolstoï était-il anarchiste ? S’agit-il, pour prétendre à ce titre, d’adhérer à un certain nombre de formules comme « ni Dieu, ni maître » ? Dans ce cas, Tolstoï ne l’était pas. En revanche, si être anarchiste consiste à récuser par son existence même toute forme d’oppression politique (État), culturelle (art) ou religieuse (clergé), alors Tolstoï est l’un des plus grands anarchistes detous les temps.

Comment, dès lors, conjuguer l’Évangile et l’anarchie ? Une phrase dans les carnets peut nous éclairer : « L’enseignement du Christ ne concerne pas la politique, mais lui seul résout toutes les questions politiques ». Comment penser une politique chrétienne – expression qui ressemble fort à un oxymore – là où l’enseignement de Jésus semble parfaitement apolitique ? En réalité, comme nous le verrons bientôt, l’ « apolitisme » du Christ va être la source d’une forme supérieure de politique consistant à destituer le politique au profit de l’éthique. La lecture tolstoïenne de l’Évangile constitue une sorte de théologie politique négative qui va lui fournir à la fois une utopie et une méthode. L’Évangile se révèle particulièrement anarchique en ce sens qu’il se situe vis-à-vis du politique comme devant une falsification. La politique est une forme d’idolâtrie qu’il faut combattre parce qu’elle sert à masquer la solution réellement politique aux problèmes humains. Autrement dit, la vrai politique se moque de la politique parce qu’elle ne recherche jamais la prise du pouvoir mais au contraire sa déprise. Sous quelle forme cette politique apolitique, anarchiste et chrétienne, se présente-t-elle chez Tolstoï ?

De 1900 à 1910, la Russie traverse une crise formidable, où l’empire des tsars paraît un moment craquer et déjà près de s’effondrer. La guerre russo-japonaise, la débâcle qui s’en suit, l’agitation révolutionnaire, les mutineries et les massacres, les troubles agraires enfin, semblent marquer « la fin d’un monde », comme dit un des ouvrages de Tolstoï. Durant ces dix dernières années de sa vie, Tolstoï est seul, étranger à tous les partis et rejeté de son Église qui l’a excommunié. Le vieux « chasseur de mensonges » comme l’appelle Romain Rolland , continue de traquer infatigablement toutes les superstitions religieuses ou sociales, toutes les idoles et tous les fétichismes, Tolstoï s’en prend autant à l’Église persécutrice et à l’autocratie tsariste qu’au libéralisme naissant. En 1857, il avait déjà écrit : « Éviter l’ambition du libéralisme ». D’une manière prophétique qui s’inscrit cependant tout à fait dans la tradition libertaire, il dénonce les illusions de la démocratie libérale. « En ces derniers temps, écrit-il dans la Fin d’un monde, la déformation du christianisme a donné lieu à une nouvelle supercherie, qui a mieux enfoncé nos peuples dans leur servilité. À l’aide d’un système complexe d’élections parlementaires, il leur fut suggéré qu’en élisant leurs représentants directement, ils participaient au gouvernement, et qu’en leur obéissant, ils obéissaient à leur propre volonté, ils étaient libres. C’est une fourberie (…) Ces hommes libres rappellent les prisonniers qui s’imaginent jouir de la liberté, lorsqu’ils ont le droit d’élire ceux parmi leurs geôliers qui sont chargés de la police intérieure de la prison »

Les critiques de Tolstoï sont aussi vives à l’égard du socialisme scientifique, c’est-à-dire du marxisme. Dans une lettre à Izo Abe de 1904, il écrit : « Le socialisme a pour but la satisfaction des besoins les plus bas de l’homme : son bien-être matériel. Et ce but même, il est impuissant à l’atteindre par les moyens qu’il préconise ». Tolstoï compare les communistes aux mouches qui se rassemblent autour des déjections.

Pourtant, il croit aussi à la Révolution. Mais sa Révolution s’enracine dans les profondeurs de l’espérance humaine, elle est proprement messianique : « Je crois qu’à cette heure précise commence la grande révolution, qui se prépare depuis deux mille ans dans le monde chrétien, la révolution qui substituera au christianisme corrompu et au régime de domination qui en découle le véritable christianisme, base de l’égalité entre les hommes et de la vraie liberté, à laquelle aspirent tous les êtres doués de raison » (la Fin d’un monde).

C’est au cœur des calamités de la guerre de Manchourie, dans la débâcle des armées russes, dans les grondements de la Révolution de 1905, que Tolstoï annonce « la Grande Révolution ». Celle-ci n’a pourtant pas grand chose à voir avec celle qui verra le jour en 1917. Car, contrairement à Lénine, Tolstoï ne croit pas que la violence puisse apporter un changement politique viable. C’est au contraire en renonçant au principe même de la domination et du pouvoir, que Tolstoï envisage sa révolution. La victoire du Japon le conduit à penser que la Russie doit se désintéresser de la guerre. Cependant, la révolution pour laquelle Tolstoï se bat n’est pas une chimère : « La Révolution, qui affranchira les hommes de l’oppression brutale, doit commencer en Russie, écrit-il. Elle commence ». S’inscrivant dans les pas de Proudhon, il peut écrire, dès 1865 : « La propriété, c’est le vol, reste, aussi longtemps qu’existe une humanité, une vérité plus grande que la Constitution anglaise. La mission historique de la Russie consiste en ce qu'elle apportera au monde l'idée de la socialisation de la terre. La révolution russe ne peut être fondée que sur ce principe. Elle ne se fera point contre le tsar et contre le despotisme ; elle se fera contre la propriété du sol ».

Cependant, l’originalité de Tolstoï tient avant tout dans sa manière de conjuguer révolution et messianisme. La Russie doit, en effet, jouer le rôle de peuple élu d’abord parce que la révolution doit réparer ce qu’il nomme « le grand crime », c’est-à-dire la monopolisation du sol au profit de quelques milliers de riches et l’esclavage de millions d’hommes. Ensuite, parce que, selon lui, nul peuple n’a conscience de cette iniquité autant que le peuple russe. Enfin, parce que ce peuple russe est, de tous les peuples, le plus pénétré du vrai christianisme, et que la révolution qui vient doit réaliser, au nom du Christ, la loi d’union et d’amour entre les hommes. Or, cette loi ne peut s’accomplir que si elle s’appuie sur la non-résistance au mal par le mal. D’après Tolstoï, cette non-résistance est un trait du peuple russe. Il y aurait une sorte d’ « anarchisme congénital » de ce peuple qui provient de son enracinement dans l’Église d’Orient laquelle insiste sur la joie pascale et la liberté de l’homme. « Le peuple russe a toujours observé à l’égard du pouvoir une tout autre attitude que les autres pays européens. Jamais il n’est entré en lutte contre le pouvoir, jamais surtout il n’y a participé, et par conséquent il n’a pu en être souillé. Il l’a considéré comme un mal qu’il faut éviter ».

Ce serait commettre le plus grand contresens que de réduire la non-résistance au mal à une servitude volontaire. On confond, explique Tolstoï, « Ne t’oppose pas au mal par le mal » avec : « Ne t’oppose pas au mal », c’est-à-dire : « Sois indifférent au mal ». En réalité, pour l’auteur de Résurrection, si la non-résistance au mal par le mal est le seul objet du christianisme c’est parce qu’elle est le moyen de lutte le plus efficace pour lutter contre le mal. C’est bien comme cela que l’entendra Gandhi. La doctrine de la non-résistance n’est pas une invention de Tolstoï mais une réalité vivante de la désobéissance civile russe telle qu’elle s’exprima durant la sanglante manifestation du 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, où une foule désarmée, conduite par le pope Gapone, se laissa fusiller, sans un geste pour se défendre. Les vieux-croyant avaient été les pionniers de la désobéissance civile, refusant de reconnaître la légitimité du pouvoir. Tolstoï les a aidés activement, encourageant également l’émancipation des peuples opprimés par l’empire russe comme les Doukhobors, les Géorgiens et les Tchétchènes dont le héros de Hajdi Mourat est un représentant.

Dans son beau livre sur l’anarchisme, Henri Arvon constate que l’antagonisme entre la société et l’État, né de la Révolution française, et qui sert de point de départ à toutes les autres théories anarchistes, ne semble pas avoir préoccupé Tolstoï. Il faut dire que cette opposition qui domine l’Europe libérale n’existe pas encore dans la Russie autocratique. L’anachronisme de Tolstoï que déplore Henri Arvon en 1951 nous paraît aujourd’hui revêtir un éclat nouveau. Les problèmes d’écologie, les interrogations concernant une économie solidaire et enfin la renaissance du communalisme nous font penser que Tolstoï n’est peut-être pas si archaïque qu’il peut en avoir l’air. En outre, son « anarchisme chrétien » ouvre l’espace d’un dialogue avec toutes celles et ceux qui ne se sont jamais satisfaits des dogmes positivistes du marxisme-léninisme et qui considèrent qu’immanence et transcendance, émancipation et délivrance ne sauraient être séparées.

La conjonction de l’anarchisme et du christianisme n’est pas une originalité tolstoïenne. Henri Arvon souligne que le christianisme est l’un des fondements théoriques de l’anarchisme. « Presque tous les exposés anarchistes, écrit-il, en dépit de leurs outrances verbales d’inspiration athée et irréligieuse, sont accompagnés d’un contrepoint biblique et même chrétien ». Henri de Lubac a montré dans Proudhon et le christianisme la position apparemment paradoxale d’un doctrinaire anticlérical et théologien à la fois, doctrinaire qui se dresse contre le « mythe de la Providence » et qui adore l’Absolu sous la forme de la Justice. Si l’anarchisme combat la religion en tant qu’elle constitue une contrainte identique à celle que l’État exerce sur l’individu, il ne se rappelle que mieux la célèbre phrase de Jésus : « Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Les anarchistes interprètent cette phrase dans un sens anti-étatiste. Le Christ écarte l’État pour porter l’accent sur la valeur absolue qui s’attache à la personne humaine. Stirner n’hésite pas à prétendre qu’il conforme son attitude à celle de Jésus qui dépasse l’État en l’ignorant. Proudhon, quant à lui, fait ressortir le caractère apolitique du christianisme en affirmant que « l’enseignement de Jésus est tout social, ni politique, ni théologique ». Tolstoï, le plus chrétien des anarchistes, exalte le caractère personnaliste du christianisme, en constatant que « la doctrine de Jésus donne la seule chance de salut possible pour échapper à l’anéantissement inévitable qui menace la vie personnelle ». Bien qu’Arvon ne le fasse pas, on pourrait également citer le plus athée des anarchistes, Bakounine, qui écrivait en 1836 : « C’est uniquement Dieu, manifesté personnellement dans la sincérité, c’est uniquement la particularité et l’identité de la personnalité immortelle de l’homme, éclairé par l’Esprit de Dieu, qui est la Vérité vivante ».

Après avoir brièvement rappeler les fondements chrétiens de l’anarchisme, revenons maintenant à Tolstoï. Ce dernier affirme être chrétien, ardemment chrétien. Mais c’est précisément parce qu’il est disciple du Christ qu’il part en guerre contre les Églises institutionnalisées. Qu’ont-elles fait de la doctrine primitive du Christ ? Tolstoï a lu la légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski et on peut dire que, comme le Christ des Frères Karamazov, il a repoussé « le miracle, le mystère et l’autorité » comme des moyens de peser sur la conscience humaine et de priver l’homme de sa liberté. Pour Tolstoï, plus rationaliste que Dostoïevski, la doctrine du Christ nous révèle le sens véritable de la vie. Rejetant l’amour égoïste, l’auteur du Père Serge, considère l’amour altruiste comme le ressort de toute vie. C’est de cet amour que dérive la non-résistance au mal par le mal que nous avons évoquée plus haut. Celle-ci est la loi fondamentale – et peut-être la seule – du tolstoïsme. Répétons-le, Tolstoï n’interdit pas la lutte contre le mal mais le recours à la violence. C’est parce qu’il croit à son efficience que la non-résistance apparaît à ses yeux comme la seule action directe possible. Il ne s’agit donc pas d’une école de résignation mais bien de courage.

Pour Tolstoï, l’existence de l’État est antinomique avec l’exercice de la doctrine chrétienne. L’égalité proclamée par Jésus est bafouée par la hiérarchie politique. L’amour chrétien ne peut s’accorder avec les actes de violence auxquels tout État est condamné à se livrer. Il faut donc rejeter toute organisation étatique. De tous les anarchistes, c’est Tolstoï qui a décoché les flèches les plus acérées contre l’État. Il insiste avant tout sur l’effet corrupteur du pouvoir et sur la volonté de puissance inhérente à tout État qui fatalement le pousse jusqu’aux méfaits les plus horribles.

L’État subsiste grâce à quatre moyens d’influence qui se tiennent l’un l’autre comme les anneaux d’une chaîne. Le premier moyen est une sorte d’hypnose que l’État, grâce à la religion et au patriotisme, exerce sur l’individu. L’État repose sur l’égarement frauduleux de l’opinion publique. Le second moyen est la corruption. L’État entretient des fonctionnaires chargés d’asservir le peuple. Le troisième moyen est l’intimidation. L’État se présente comme quelque chose de sacré. Le quatrième moyen est le service militaire obligatoire qui permet à l’État de maintenir l’oppression à l’aide de ceux-là même qu’il opprime.

Tolstoï s’insurge contre l’institution de la propriété. Celle-ci est un véritable crime puisqu’elle assure la domination de celui qui possède sur celui qui ne possède pas. Cette conséquence est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit des moyens de production et du sol. Le détenteur des moyens de production peut obliger l’ouvrier à travailler pour son compte exclusif.

La solution que Tolstoï préconise repose sur un postulat éthique. Tout homme doit travailler selon ses forces mais n’obtenir que ce dont il a besoin, rien de plus. Le superflu va aux malades, aux vieillards et aux enfants. La société tolstoïenne exclut l’intérêt personnel. Certes, c’est bien l’Évangile qui inspire ces idées mais aussi une réalité historique concrète, le Mir, c’est-à-dire la Commune russe où tous travaillent sans se préoccuper de leurs avantages personnels. S’il s’agit bien ici d’un fruit tardif du rousseauisme et d’une forme russe du messianisme chrétien, nous ne pensons pas qu’il faille y voir pour autant “ une recherche du bonheur perdu ” (Arvon). Le communalisme tolstoïen est aujourd’hui une utopie aussi impensable qu’indispensable et représente une sorte d’Idée directrice de la raison pratique.

Lénine reconnaît en Tolstoï le symbole d’un moment de la Révolution russe, encore paysanne. La doctrine de Tolstoï n’est pas pour lui un phénomène individuel, un caprice ou un désir d’originalité mais « une idéologie des conditions d’existence dans lesquelles se sont trouvés en fait des millions et des millions d’hommes pendant un certain laps de temps ». Mais il ne s’agit, pour Lénine, que d’une chose du passé. Pourtant, la pensée de Tolstoï a trouvé un prolongement concret et efficace. En 1910, deux mois avant sa mort, Tolstoï répond à un jeune avocat hindou de Johannesburg, Gandhi, qui de son côté, prêche la non-violence et la résistance passive : « Votre activité au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve cependant au centre de nos intérêts ; elle est la plus importante de toutes celles d’aujourd’hui sur la terre ». Or, la non-résistance au mal par le mal a bel et bien libéré une Inde qui dure encore tandis que la violence léniniste a conduit l’URSS à sa propre mort. Comme le dit Henri Arvon : « Tolstoï pouvait-il rêver d’une justification plus éclatante pour un principe qui servait de pivot à toute sa philosophie ? »

Si l’influence de Tolstoï sur la pensée russe a été limitée par les divisions entre réactionnaires et progressistes, elle a eu une influence majeure sur la pensée européenne dans son ensemble. Comme le remarque René Zapata, « des philosophes comme Wittgenstein et Horkheimer reconnaîtront leur dette envers Tolstoï ». Les pacifistes et les écologistes lui doivent beaucoup. On peut enfin rapprocher l’éthique tolstoïenne de la pensée politique de Walter Benjamin. Lévinas, enfin, n’a jamais caché son admiration pour le « vieux barbu » de Iasnaïa Poliana.

Alain Durel

(Les Temps maudits, n° 13, mai-septembre 2002)