ANARCHRISME !

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De la guerre en Espagne

"Ainsi, nous ne manquons pas d’éléments qui montrent le profond parti pris de Stanley Payne contre la révolution sociale impulsée par les anarchistes espagnols. Son adhésion à l’ordre bourgeois, soutenu non seulement par la droite libérale mais aussi par les communistes, conduit l’auteur à présenter sous un faux jour des événements d’une importance capitale et à mépriser un mouvement historique majeur."

Alain Santacreu, sur Stanley Payne, La Guerre d’Espagne : l’histoire face à la confusion mémorielle, Cerf, 2011

Texte complet sur : http://contrelitterature.com

De Simone Weil à Bernanos




J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer (...). Je ne puis citer personne, hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l'atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont - que m'importe ? Vous m'êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d'Aragon - ces camarades que, pourtant, j'aimais.

C'est même à ça qu'on les reconnaît




"Pour réaliser en Espagne son projet d’EuroVegas - un gigantesque complexe dédié au jeu - le milliardaire américain Sheldon Adelson a transmis aux autorités espagnoles sa liste d’exigences : exemption de la TVA, des impôts sur le jeu, des cotisations sociales, réforme du code du travail, régime légal dérogatoire durant 30 ans, subventions européennes, don des terrains, autorisation de jeu pour les mineurs, autorisation de fumer dans les bâtiments, etc ... Le cynisme brutal du promoteur de cette zone de non droit - que se disputent aujourd’hui Madrid et Barcelone, donne la mesure de ce qu’ont abandonné les nations européennes en se mettant à la merci des marchés et des fortunes privées : non seulement leur souveraineté, mais aussi leur dignité."

Source : ContreInfo

Du simple point de vue de la qualité humaine



Du simple point de vue de la qualité humaine, je ne crois pas que la société occidentale, depuis qu’elle tient les archives de son histoire, ait fait le moindre progrès, excepté l’adoption du christianisme. Le village médiéval était presque certainement meilleur que la ferme romaine fondée sur l’esclavage. Mais l’étape suivante fut sans doute une régression. Le féodalisme devait s’effondrer et être remplacé par le capitalisme, car seule la concentration du capital pouvait mener aux découvertes techniques qui conduiraient à un nouveau progrès. Cependant, en tant que mode de vie, le capitalisme n’était pas meilleur que le féodalisme, il était bien pire. La société féodale est peut-être injuste, mais elle est humaine ; l’amour et la loyauté peuvent y exister, mais pas l’égalité. Le capitalisme, lui, ne laisse aucune place aux relations humaines ; la seule loi qu’il connaît est l’accumulation incessante des bénéfices. Il y a à peine un siècle, des enfants de six ans étaient achetés et obligés à travailler jusqu’à en mourir dans les mines et les filatures de coton, plus brutalement que nous ferions aujourd’hui travailler un âne. Ce n’était pas plus cruel que l’Inquisition espagnole mais c’était plus inhumain, au sens où les hommes qui faisaient travailler ces enfants jusqu’à la mort ne les considéraient que comme des unités de travail, des choses, tandis que l’Inquisiteur espagnol les aurait considéré comme des âmes.

Georges Orwell, La liberté périra-t-elle avec le capitalisme ?, 1938.

Première rencontre anarchriste

Qui sont les Que disent les Où sont les

ANARCHRISTES ?

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ANARCHRISTES ?

Olivier François et Jacques de Guillebon répondront jeudi vingt-sept octobre deux mil onze, à partir de huit heures du soir, au café El Siete, 283, rue Saint-Jacques, Paris 5ème

Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance



Je descends à grands pas vers le bas de la ville,

Le dos voûté, le cœur ridé, l’esprit fébrile.

Votre flanc grand ouvert est comme un grand soleil

Et vos mains tout autour palpitent d’étincelles.

... C’est à cette heure-ci, c’est vers la neuvième heure,

Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre coeur.

Je suis assis au bord de l’océan

et je me remémore un cantique allemand,

Où il dit, avec des mots très doux, très simples, très purs

La beauté de votre Face dans la torture.

... Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et ta bonté

pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j’ai fait un périlleux voyage

Pour contempler dans un béryl l’intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans mes mains

Y laisse tomber le masque d’angoisse qui m’étreint;

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche

N’y laissent pas l’écume d’un désespoir farouche.

Je suis triste et malade, Peut-être à cause de Vous

Peut-être à cause d’un autre, Peut-être à cause de Vous.

Seigneur, la foule des pauvres pour qui Vous fîtes le Sacrifice

Est ici tassée, parquée, comme du bétail, dans les hospices.

D’immenses bateaux noirs viennent des horizons

Et les débarquent pêle-mêle sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,

Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens

On leur jette un morceau de viande comme à des chiens.

C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance.

Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.

Blaise CENDRARS.

Extrait de Poésies, Denoël.

Un été en Laponie

« Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs ; mais les fatigues qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent ordinairement l’envie de voyager. Cette passion, irritée par les peines, nous engage insensiblement à aller plus loin que nous ne voudrions ; et l’on sort de chez soi pour n’aller qu’en Hollande, qu’on se trouve, je ne sais comment, jusqu’au bout du monde. »

Jean-François Regnard, Voyage en Laponie, 1681

Avant de partir, je consulte le Guide des mammifères sauvages d’Europe de Robert Hainard, fabuleux bestiaire et bible en la matière, et me fais une idée imagée et détaillée de la zoologie lapone : le renne et l’élan, bien sûr, le mystérieux glouton, l’ours, le loup, le renard polaire (blanc ou bleu), le lynx et la zibeline, le lièvre variable et le fameux lemming, mais aussi le campagnol boréal et le nordique, sans oublier la petite musaraigne lapone... A côté des noms français, les noms latins sonnent exotiquement, donnés par Linné, que nous retrouverons… Alopex lagopus, Gulo gulo, Ursus arctos, Alces alces, Rangifer tarandus, Lemmus lemmus…

Et les oiseaux ? Racisme de ma part ? Non, sternes, cormorans, et macareux des côtes, grèbes et plongeons des lacs, lagopèdes et coqs de bruyère des terres, m’enchanteront de leurs visions fugitives. Avec ma fiancée, Anne-Gersende, nous partons à la légère : sacs à dos, sandales de moine, chapeaux de cow-boys tibétains, ponchos de laine pour les intempéries... Dans nos maigres bagages, nous embarquons quelques livres : le Voyage en Laponie du dramaturge français Jean-François Regnard (1655-1709), l’Iter Lapponicum du savant suédois Carl von Linné (1707-1778) et celui de l’explorateur danois Knud Rasmussen (1879-1933), ainsi qu’un recueil de contes de Laponie... Sans oublier, comme toujours, un petit Evangile avec les Psaumes. Comme d’habitude, l’insouciance nous tient lieu de viatique... L’inconscience, diront de plus lucides.

Nous quittons Toulon en train, prenons un bus à Paris pour Stockholm. Malgré la rapidité de la route relativement à la locomotion naturelle (pédestre, équestre, etc.), elle vaut mieux que l’avion, qui coupe du sol et télétransporte trop rapidement. Traversée de l’Europe du nord, toujours plus verte : Nord de la France, Flandres, Wallonie, Westphalie... Pays verdoyants, touffus, forestiers, haies, campagnes, vaches et chevaux... Nous passons Aachen, Aix-la-Chapelle et laissons là le souvenir de Charlemagne, Père de la vieille Europe. Ferries nocturnes sur la mer huileuse et pleine d’énormes méduses. Nous atteignons Stockholm, rejoignons les forêts, à Stäket, où vivent des parents suédois d’Anne-Gersende. Cabanes entre lac et forêt, nous dînons d’un chevreuil chassé par la tante Barbro, tandis que l’oncle Paul, qui a vécu quelques décennies en Asie et Afrique, nous raconte ses belles histoires. Tout a l’air toujours neuf ici, bois trop verts, maisonnettes sans cesse repeintes, drapeaux suédois à tous les frontons et flammes à tous les mats : cela signifie qu’on est chez soi. Tout cela est très sympathique, avec un je ne sais quoi d’angoissant cependant.

Le lendemain, avant le grand départ, journée d’errance urbaine à Stockholm. En bons touristes, nous ne manquons pas le musée du Vasa, ce fameux vaisseau coulé dès son lancer au XVIIème siècle, et renfloué au XXème. Le roi Gustav Adolf voulait faire de la Baltique la mare nostrum des Suédois, la mer intérieure de son empire, une Méditerranée nordique... Le Lion du Nord, protestant, grand massacreur de catholiques en général et de Polonais en particulier, voulait une flotte à la hauteur de son ambition. Tout le bâtiment est orné de boiseries sculptées, autrefois polychromes comme l’étaient nos églises et cathédrales si nues de nos jours. Langage symbolique, dieux antiques, rois bibliques et empereurs romains, tout le génie propre de l’Europe s’entremêlent en un raccourci saisissant : l’Occident, c’est la Bible plus les Métamorphoses... Contraste flagrant avec le Moderna Museet qui recueille de l’art moderne et contemporain, de plus en plus pauvre et inepte à mesure que le siècle avance... Combien sommes-nous aveugles à cette régression qu’a représenté l’ère industrielle, ce soi-disant progrès qui laisse tant de regrès...

Stockholm ressemble à une ville de cinéma, trop propre, en caton-pâte : bulbes et clochers colorés, façades aux couleurs franches et propres, canaux et beaux bateaux, chalutiers de bois... Un bourg de conte de fée, un gâteau sucré qu’on pourrait croquer...

« Dis-toi qu’à chaque fois que la roue du bus fait un tour, on se rapproche du Nord... », me glisse Anne-Gersende. Le lendemain, nous voilà embarqués dans la plus longue ligne de bus suédoise interne qui soit, pour relier directement la Laponie, au-delà du cercle arctique. Nous avons fait le plein de pain polaire, ces galettes de farine typiques, et de gâteaux à la cannelle bien compacts. La grande forêt a commencé, interminable, ponctuée de lacs et de cabanes rouges : pins, sapins, bouleaux... « Tiens, voilà du bouleau... » chantonne-je bêtement au spectacle monotone. Les sapins élèvent leurs fûts réguliers et ébranchés. Anne-Gersende m’explique : « Pourquoi les pins n’ont pas de branches tout le long de leur tronc ?... Ce sont les écureuils qui les coupent et les passent aux castors, ils ont fait un marché... » Voilà le début d’un de ces contes dont elle a le secret… J’avais oublié les castors lapons dans mon bestiaire fabuleux... Succession de lacs immenses entre les forêts aux pierres rondes, aux rochers moussus et couverts de lichens, cabanes rêvées au bord de l’eau, sur les îlots... Les mouettes rieuses et les oies sauvages sont dans leur élément.

La route suit le tracé de l’Inlandsbanen, la voie de chemin de fer Nord-Sud qui relie tout le Nord de la Suède. Les prairies et les talus sont couverts de petites fleurs rose mauve, les trains interminables sont chargés de troncs d’arbre. A Vilhelmina, lors d’une halte brève, un accordéoniste joue des sérénades à un public de bikers cuirassés et moustachus. Improbable concert. Lacs et forêts, forêts et lacs, partout les cabanes et maisons de bois rouge sang de bœuf aux ouvertures bordées de blanc. Sauvagerie et impeccabilité : tout est propre, comme si la nature elle-même avait été nettoyée. Premier soleil de minuit : nuit blanche, à proprement parler. Ostersund, Arvidsjaur... Nous voyons bientôt nos premiers rennes, petits groupes épars le long de la route, individus esseulés, mères avec leurs petits : nous voici enfin au pays des rennes.

Le blason traditionnel de la Laponie est celui d’un sauvage herculéen quasi nu et à la massue rudimentaire, symbole héraldique de vigueur et de fertilité, véritable « force de la nature ». La route 45 continue trace son sillage dans la mer de forêt. En bus, étrangeté au monde, sentiment de superficialité, d’errance en surface. Du tourisme, proprement dit : on fait un tour... Vivement sentir les sentiers sous nos pieds ! Nous passons le cercle polaire sans cérémonie, pas de passage de l’équateur... Nous arrivons à Jokkmok, village perdu, que nous quittons après avoir rempli nos sacs à la supérette du coin. C’est ici que commence le voyage ! Nous partons dans la forêt profiter de l’Allesmanretten, le vieux droit coutumier qui permet à quiconque depuis les temps médiévaux de camper à peu près où bon lui semble. Première nuit dehors sous la toile, à quelques kilomètres au Nord du cercle polaire. Il fait beau, frais mais pas froid, le soleil brille, nous dînons. Pique-nique de pommes, pain polaire, fromage de vache à pâte cuite, oeufs de poisson en tube... Un menu qui sera vite répétitif ! A deux heures du matin il fait plein jour, dur de s’y faire au début, nous ne dormons guère les premiers jours. Au matin, nous paressons dans le soleil levant, au bruit du pic-vert, trois cris brefs suivis d’un court martèlement, pendant quelques minutes, d’arbre en arbre... On décampe, on se lave un peu dans un lac, des sternes arctiques criaillent, pêchent et nourrissent de petits poissons leurs petits sur la grève, elles se laissent approcher à quelques mètres. Nous rejoignons le parc naturel de Muddus, où nous marchons une petite semaine à travers bois et marais. Un concentré de nature sauvage, plus varié qu’on ne croirait. Nous y voyons rennes, lagopèdes, coqs de bruyère, écureuils et renards, l’élan laisse des traces mais reste caché. La première nuit, un ours passe à quelques mètres de la tente, il marche pesamment en grognant et soufflant. Peur et joie à la fois. Cascades, lacs et rivières. Nature vierge, pureté sans souillure. Le soir, nous montons notre tente, réunissons quelques pierres pour faire un foyer, ramassons du bois, faisons chauffer l’eau pour notre thé, puis grillons des saucisses au bout de tiges taillées en pointe. Nature, lecture, écriture. Paix et solitude. Nous avons mal aux pieds : nos sandales monastiques sont plutôt inadaptées à nos quinze à vingt kilomètres quotidiens en forêt.

Après cette première étape, nous repartons plein Nord, passer la frontière finlandaise à Karesuando. Les bouleaux se nanifient, la végétation se fait rase. Nous voulons marcher autour du mont Saana, lieu sacré des Lapons, et là où se rejoignent les frontières des trois pays qui se partagent la Laponie : Suède, Norvège et Finlande. Nous nous promenons dans la réserve de Malla et faisons l’ascension du mont Sanaa dans la nuit. La forêt a disparu, du sommet nous contemplons un relief collinaire et désolé. Il y a un peu trop de monde à notre goût par ici, nous filons après quelques jours via Enontekio rejoindre le Finnmark norvégien, heartland lapon. Kautokeino est notre première étape dans ce plateau arctique. Kautokeino, village lapon... Mais qu’est-ce qu’aujourd’hui un village lapon ? ou sami, comme on dit maintenant, et pardon pour l’ethniquement correct... ? Il y a d’ailleurs là quelque chose d’ironique : quel rapport effectivement entre les anciens Lapons, les derniers sauvages d’Europe, les ultimes survivants paléolithiques, et les Sames actuels ? Le voyageur en quête d’authenticité va souvent de déception en déception, car tout a bien vite changé. La modernité a tout chamboulé, les traditions elles-mêmes, réduite au folklore, vivent du tourisme : elles ont déchu en produits de consommation. Ainsi va-t-on, couillon, à travers le monde pour quêter l’authentique, le déflorant du même mouvement lorsqu’on l’a trouvé. Comme disait Pascal, tout le malheur du monde vient de ce qu’on ne sait pas rester en repos dans sa chambre... Candide déniaisé a compris la leçon : il faut cultiver son jardin ! Kautokeino vit du renne et aligne ses maisons de bois le long de la route. Les éleveurs ont désormais des camions et des motoneiges, des téléphones et des ordinateurs portables. La vieille église protestante respire la propreté et le vide : on y ressent comme une absence. Comme souvent, le village a son « musée sami », où l’on peut admirer dans l’éternelle grange désaffectée les oripeaux d’une culture déjà morte.

Bientôt le grand fjord d’Alta, où nous promenons nos pas au bord de la mer, parmi les rennes à l’estivage. Ici, des peuples préhistoriques ont campé, gravant pendant plusieurs millénaires leurs préoccupations sur les roches côtières. Nous remontons plein Nord. La forêt boréale a cédé la place à la steppe arctique, la toundra a remplacé la taïga. Des campements lapons semi-permanents apparaissent au lointain, sur les chemins de transhumance. Près d’Olderfjord, nous campons au bord de l’eau, à la limite des marées. Les oiseaux de mers nous entourent, cormorans et huîtriers-pies, dérangés dans leur sauvagerie. Anne-Gersende s’attife comme une squaw de belles rémiges dans les cheveux tandis que j’élève des autels païens rudimentaires avec des crânes et cornes de rennes.

Plus tard, nous continuons toujours plus au Nord, presqu’îles déchiquetées, villages de pêcheurs au pied des falaises. Paysages abrupts, austères, d’éboulis plongeant dans la mer. Les rennes au pâturage broutent sur les collines pelées. Le port de pêche d’Havoysund termine notre errance. Liée au continent par un pont, c’est une île du bout du monde. La jetée s’élance vers le grand Nord des roches et des brumes. Là nous prendrons au petit matin un ferry pour Honninsvag, sur l’île du cap Nord. D’énormes méduses flottent sous les pontons. Puis nous traverserons ses vallées et plateaux pour rejoindre la fin de l’Europe. Des cars débarquent des flots de touristes, avec l’obligatoire lot d’Asiates, dans une sorte de mickeyland nordique creusé à même la roche. C’est ignoble. Nous partons dans le brouillard camper sur les falaises. Quand le temps s’éclaircit, l’horizon arctique enserre l’océan. Un bateau de pêche fait un point minuscule dans le gris du ciel et de la mer. On pense à Jules Verne, ses descriptions de la Magellanie et du « phare du bout du monde »…

Et après ? « C’est un peu court, jeune homme ! Vous auriez pu dire bien des choses, en somme… » L’écriture a ce pouvoir magique de raccourcir le temps ou de dilater l’instant. Nous pourrions évoquer l’histoire et la légende, invoquer les dieux d’antan et les génies des lieux, convier les sciences de l’homme et de la nature, inviter à notre conférence l’ethnologie et la mythologie, la géographie, la géologie, la zoologie, la botanique… Nous pourrions mêler nos recherches à nos observations, offrir un concentré poétique d’expériences et de connaissances, décrire chaque paysage, chaque vision, chaque état… Les entrelacer avec les remarques et descriptions, impressions et sentiments des explorateurs qui ont foulé ces contrées perdues… Chaque découverte, chaque campement, chaque arrêt au cœur des terres sauvages mériteraient une description détaillée, un partage de l’atmosphère, des pages et des pages… On pourrait écrire un livre entier de ce qui fut un moment de l’existence, voler chaque instant à l’empire de l’aller et le fixer… Reprendre in extenso toutes les notes de nos carnets, et nos réminiscences, et tout livrer à la curiosité du lecteur… Tout revivre en le relisant et le réécrivant… Tout le mérite, au risque d’ennuyer le lecteur, mais nous nous contenterons d’offrir ici un aperçu, un concentré, comme un précipité de notre été lapon. Un peu comme un itinéraire tracé sur une carte de géographie, fil auquel enfiler des perles. Notre collier serait bleu et vert, comme le ciel et la sylve, la steppe et l’océan. Rien de plus sec ni de plus plat, rien de plus riche ni de plus profond, qu’une carte de géographie. Elle recèle tant de puissance à actualiser ! C’est ainsi dans les voyages qu’on rêvasse aux suivants, que dans les longues heures déliées de toute préoccupations habituelles on laisse l’imagination galoper à sa guise, la bride sur le cou… C’est là que s’esquissent ou se décident les prochains itinéraires, les futures aventures, les pérégrinations des années à venir… Explorations, expéditions…

C’est là aussi que l’esprit libre, on ébauche des livres, des contes, des romans… Bribes et fragments vite rangés et oubliés au retour, et qui sommeillent dans nos caisses, attendant le baiser d’une relecture et, qui sait, le réveil d’une écriture…

Et après, donc… Après, commence la redescente. Karasjok, capitale lapone, et son « Samiland » que nous évitons. Retour aux forêts. Elles sont notre recours. On dit souvent que dans le voyage on part à la rencontre de l’autre. Moi, sincèrement, je fuirais plutôt mon prochain, la termitière humaine, pour trouver la solitude sauvage… Nous continuons, en Laponie finnoise cette fois, notre traversée pédestre des espaces naturels. Lac Inari, parcs nationaux de Kevo, Lemmenjoki, Urrho Kekkonen… Forêts, rivières, lacs, marais, rennes, oiseaux… Baignades dans l’eau gelée… Marche, marche, marche et marche encore. Bivouacs dans la verte, casse-croûte scandinaves : viande de renne séchée, muesli, etc. La nature est magnifique, prend un aspect quasi cinématographique. Combien d’endroits idéaux où planter sa cabane, retourner un carré de terre pour ses patates et vivre de sa carabine et de sa canne à pêche ? L’idéal pionnier toujours m’a taraudé. Vivre en ermitage dans la forêt. The Bible and the gun. Sans oublier une bonne cognée. A mes côtés, une femme belle et libre, qui rêve de douze enfants. La vie m’a donné ma fiancée, nous donnera-t-elle notre lieu rêvé ? En attendant, j’étudie l’architecture rudimentaire des cabanes de rondins et des tipis lapons, les lavvus : il faut se préparer… Je médite les mots de Rasmussen qui me rappellent London : « Une paire de bras et de jambes robustes et la certitude que l’on avait avec elles l’essentiel, voilà tout ce dont l’on avait besoin ! Désormais libre, je saluai les forêts et les étendues sauvages et silencieuses… » Voilà la charte de tout Waldgänger, le viatique du coureur des bois !

Il y a curieusement en Laponie quelque chose de l’Amérique du Nord, du Canada… Faune et flore évidemment, mais l’homme également. Les Lapons ont quelque chose d’Indiens modernisés et recyclés, les rubans de bitume traversent d’interminables forêts qui voient défiler de gros pick-up et quatre-quatre. Maisons et églises de bois peints s’alignent de temps à autre le long des routes, au croisement de deux axes, c’est le village, avec sa supérette, son drugstore, sa station service et son inévitable saloon où se retrouvent au son du rock’n roll tous les ivrognes et chasseurs du coin, habillés de kaki, de treillis, de chemises à carreaux et de salopettes de jean. Sous leurs casquettes à rabats brillent des Rayban à la Top Gun. Derrière le comptoir où s’alignent les bières, quelque peau d’élan et autres trophées de chasse. C’est doublement dépaysant, on a l’impression d’avoir passé sans s’en rendre compte un océan… La suite, ce sera le long et bref retour, par routes toujours, jusqu’à Stockholm, Paris et Toulon, la trop rapide redescente jusqu’à chez soi. La rentrée, l’automne, la société, l’hiver… « J’ai traversé la Suède. J’ai vu les entrailles de la terre à 450 aunes de profondeur. Je suis monté dans le vent jusqu’à un mille. J’ai vécu l’été et l’hiver en un seul jour. J’ai traversé les nuages. J’ai visité le bout du monde. J’ai vu la retraite nocturne du soleil… », résumera Linné. N’a-t-il pas été trop court, notre bel été de Laponie ?

Chrétien au Tibet

Qui peut gravir la montagne du Seigneur,

Et se tenir dans le lieu saint ?

Aéroports, immeubles, rues qui défilent. Arrivé à Kunming, j’envoie un message aux proches pour signaler mon arrivée, et reçois bientôt une réponse de mon parrain : « Je suis heureux de te savoir de retour sain et sauf, même si ce n'est pas encore saint et sauvé. Ton message d'arrivée est dans sa concision même d'une écriture parfaite. En effet, tu as passé d'abord quelques mois ‘en Renault 4L’ : ce qui compte, en premier lieu, qu'on soit en Chine ou en France, c'est la 4L. Il y a des mœurs de la 4L, une spiritualité de la 4L, ce qui exige, avant même de regarder à travers la vitre, une exploration de la 4L. Je reconnais là ton sens de la vraie mystique, qui veut que là-bas soit autant ici qu'ici lorsqu'on y est (je ne sais pas si je me fais bien comprendre). Te verrons-nous un de ces prochains jours à Vins ? Nous y avons une tribu de chasseurs de sangliers sur lesquels tu pourrais faire un documentaire très exotique. Notre maire s'habille toujours en treillis militaire sauf à l'occasion des vœux de nouvel an : il fait alors, avec des accents sublimes, un discours sur l'Asie, et emploie des mots japonais pour parler de catastrophes extraordinaires. Puis, avant de partager la galette des rois, et de rappeler les récents progrès de la municipalité dans la mise en valeur et le tri des déchets, il évoque la solidarité des hommes entre eux et la proximité du Vinsois avec les Indonésiens et les Papous. Qui sondera cet abîme ? Ce qu'il faudrait, je crois, c'est faire le chemin à l'envers, et proposer aux Tibétains (car qui ne connaît les Tibétains ?) un reportage sur les Vinsois qui vivent sur les bords du Carami. Le Dalaï-Lama, j'en suis sûr, en serait très édifié…» Il a raison : nous l’aurions parcourue en 2CV que la face du monde nous en aurait parue changée.

Dans l’appartement chinois de mon cousin, « camp de base » de quelques-unes de nos explorations, je retrouve la chambre de mes vingt ans, et relis Lao-tse. « Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les voies du ciel. Plus l’on s’éloigne et moins l’on apprend. », dit le Tao-Te-King. On voyage justement aussi pour désapprendre. Pour ne plus être sage, suffisant et content, comme les sages replets et souriants de ces contrées. Nous passons deux jours à Kunming à nous reposer, retrouver un peu la ville, ses rues populeuses, ses petits commerces, ses gargotes, ses surplus militaires et marchés aux puces, et surtout préparer notre départ au Tibet, où nous ne devons pas manquer notre rendez-vous. La capitale du Yunnan, perchée sur un plateau à deux mille mètres d’altitude, est une modeste ville de province d’à peine quatre millions d’habitants. Un projet d’autoroute la reliant à Bangkok devrait faire multiplier sa population par quatre. Le cauchemar. Constantin parle de plus en plus de sa future installation à la campagne, dans le Nord-Yunnan. Nous ne pouvons qu’approuver et le soutenir dans son projet, qu’il mettrait sans doute bientôt et soudainement à exécution.

Nous traversons le Nord-Est du Yunnan dans des bus bondés, par des routes de plus en plus dégradées, étroites et vertigineuses. Je retrouve les paysages et bourgades où nous avions tant erré avec Constantin : Dali, Lijiang, Zhongdian.... Maintenant c’est son pays, il est chez lui ici, parfaitement à l’aise. Le Yunnan abrite plusieurs dizaines de minorités ethniques, toutes passionnantes, et menacées par la colonisation culturelle et la normalisation moderne. Yi, Naxi, Mossuo, Wa, Dai, Bai, Jingpo, etc. Des noms évocateurs, souvent changeant au fil du temps, que l’on retrouve dans les fabuleux récits d’exploration des aventuriers et des missionnaires : le prince Henri d’Orléans dans les jungles tibéto-birmanes, André Guibaut et Louis Liotard en missions perdues, Joseph Rock au lac Lugu, le commandant d’Ollone chez les Lolo et autres derniers barbares, le père Francis Goré aux portes du Tibet et Jacques Bacot chez ses révoltés, le père Maurice Tornay qui y fut tué, etc. Noms magiques qui évoquent les temps merveilleux où la terre était encore largement inexplorée, et où certains donnaient leur vie pour la connaître et l’aimer. Mais la Chine est comme une nappe d’huile sur la mer de ses peuples, aux bords de laquelle seulement on aperçoit émerger d’une couche plus fine quelques eaux libres que la marée jaune, comme le pétrole sur les vagues, empêche de s’agiter. Condamnés à disparaître ou à ne subsister que sous la forme folklorique du zoo ethnique, Unesco et tourisme équitable à l’appui.

Nous contournons le Kawakarpo qui dresse sa cime invaincue à six mille sept cent mètres, pour atteindre la bourgade tibétaine de Deqin où nous passons la nuit. Nous ne faisons que passer, car notre but est autre : c’est le Tibet catholique. On sait que le nestorianisme, secte chrétienne exclue de l’Empire romain à la suite du Concile d’Ephèse, a eu, au Moyen Age, une expansion géographique considérable. Cette Eglise chaldéenne a essaimé depuis Chypre et l’Egypte jusqu’à la Chine, la Mongolie et la Mandchourie ; elle s’est rattachée les vieilles chrétientés des Indes, qu’on dit remonter aux temps apostoliques et même à saint Thomas, et a atteint les îles de Java et de Sumatra. On a retrouvé il y a quelques années une église du temps de Charlemagne dans la cité impériale de Xian, et tous les récits des voyageurs, diplomates et missionnaires médiévaux témoignent de la présence de prêtres nestoriens en Asie jusqu’à la cour des Grands Khans. Les nestoriens sont encore présents en Inde aujourd’hui, où ils comptent quelques dizaines de milliers de fidèles. Ce qu’en revanche on ignore généralement, c’est que cette expansion a pu toucher, dans le haut Moyen Age, les tribus tibétaines campées en Asie centrale où elles tentaient de se constituer un empire. Une inscription chinoise gravée sur une tablette de pierre a amené des spécialistes à penser qu’un général chinois, qui aurait été chrétien chaldéen d’origine persane, aurait exercé son prosélytisme auprès des tribus tibétaines qu’il gouvernait au milieu du septième siècle. Le christianisme de rite chaldéen a donc pénétré au Tibet même. A Drangtse, près du lac Pangkong, sur la route des caravanes qui mène à Lhassa, ont été découvertes trois grandes croix chaldéennes gravées sur le roc, avec des inscriptions en diverses langues, dont le chinois et le tibétain. Elles dateraient au moins du neuvième siècle. Les communautés chaldéennes du Tibet ont été assez importantes pour avoir été dotées d’un métropolite, ce qui suppose plusieurs évêques au-dessous de lui. Le patriarche nestorien Timothée 1er fait à la fin du huitième siècle mention des chrétiens tibétains dans deux de ses lettres et il annonce qu’il se dispose à consacrer un métropolite « pour le pays des Tibétains ». Il a même pu exister un clergé tibétain de rite chaldéen. Certains ont vu l’origine de certaines caractéristiques du bouddhisme tibétain dans une influence chrétienne contemporaine voire antérieure à la diffusion du bouddhisme au Tibet qui se serait fondue dans le syncrétisme lamaïque de religion traditionnelle bön, de bouddhisme indien et de pensée grecque via les royaumes alexandrins du Gandhara. En effet certaines doctrines sotériologiques ne sont pas attestées au Tibet avant l’an mille et leur apparition pourrait être le résultat de l’intégration d’éléments chrétiens : l’automatisme rétributif de la loi karmique est complètement interrompu par l’action salvatrice des Bodhisattvas que déclenche la prière. La loi fatale du karma est adoucie par une doctrine de miséricorde et de rédemption, rédemption due à l’action d’un tiers. De maîtres exemplaires, Bouddha et ses saints deviennent intercesseurs et sauveurs. Le salut individuel de l’ascète sanyasin devient salut collectif de la communauté bouddhique.

Plus tard, lorsque les missionnaires capucins et jésuites arrivent aux dix-septième et dix-huitième siècles sur le Toit du Monde, ils sont frappés de la ressemblance de nombreux rites lamaïques et traditions monastiques avec ceux du christianisme. Ils construisent une église à Lhassa et ont pendant quelques décennies des contacts étroits et prolongés avec les docteurs tibétains. Mais de nestoriens, point. Leur présence disparaît à son tour, et ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que le père Evariste Huc, missionnaire lazariste rendu célèbre par un fameux récit d’exploration, pénètre jusqu’à Lhassa. La mission tibétaine est alors mise sur pied et confiée à la Société des Missions Etrangères de Paris, qui y compte bien vite des martyrs. Le Tibet s’avère être une mission impossible, et ce n’est qu’à ses franges méridionales et orientales, en Himalaya et au Yunnan, que les missionnaires ont du succès, donnant naissance au vingtième siècle à des chrétientés du bout du monde absolument méconnues. En Chine les missionnaires du Tibet, d’abord persécutés par les autorités lamaïques, sont ensuite chassés au tout début des années cinquante comme tous les autres par les révolutionnaires chinois, pendant que se met en place la mise au pas de l’Eglise à travers l’Association Patriotique des Catholiques Chinois. Un grand-oncle missionnaire, Alain van Gaver, qui finirait évêque en Thaïlande, a ainsi raconté à l’époque son arrestation, son procès, son emprisonnement et son expulsion dans un récit qui a marqué certains d’entre nous. Leurs ouailles sont restées fidèles, pourtant ici doublement persécutées comme chrétiens et Tibétains, notamment pendant la Révolution Culturelle lorsque les Gardes Rouges ont apporté la dévastation de toutes parts. Ils se transmettent depuis un demi-siècle le flambeau d’une fois intacte en l’absence de prêtres, et, entre les fleuves Nu-Jiang et Lancang-Jiang, à quelques pas de l’extrême Nord de la frontière birmane, c’est avec ces chrétiens du bout du monde que nous allons vivre Noël.

(Mercredi 15 - Samedi 18 Décembre)

Mission sur le Toit du monde

Et au loin, tout près du ciel, avec ses neiges étincelantes,

tout en haut,

tout au loin,

le pays des sapins et des chamois.

Départ pour Yanjing, Yerkalo en tibétain, où est enterré le bienheureux Tornay. Matinée en bus par des routes de terre le long des précipices. Le père Lu Rendi, seul prêtre catholique officiel tibétain de Chine, ami de Constantin, nous emmène à la paroisse dans sa grosse jeep qu’il conduit avec énergie. Il a trente-trois ans, est posé et attentif. On le sent préoccupé de sa difficile charge pastorale qu’il assume dans la solitude, unique ministre du culte catholique dans l’océan lamaïque, assisté seulement d’une vieille religieuse tibétaine qui a connu le père Tornay. L’église est neuve, financée par des dons occidentaux, et les cloches viennent du Japon où elles étaient restées inutilisées dans une mission. Le paysage est grandiose, le presbytère et le sanctuaire sont d’architecture tibétaine traditionnelle, mais christianisée. Au sommet de l’église, une immense croix blanche étend ses bras juste au bord de la route de Lhassa. On ne peut rêver meilleur emplacement. Nous partons visiter les cimetières chrétiens, les tombes fidèles et des missionnaires, parmi lesquelles celle du père Tornay. Croix, sacrés-cœurs, inscriptions en sanskrit. Confession avec le père, brève et chacun dans sa langue. Je saisis alors vraiment qu’à travers le prêtre c’est Dieu qui écoute et agit mystérieusement dans le sacrement.

Délibérations autour d’un thé avec le père Lu Rendi. Noël sera l’occasion de l’inauguration officielle de l’église. De nombreux officiels, ecclésiastiques mais aussi gouvernementaux, viendront à cette occasion. Nous aurons certainement des problèmes pour filmer et photographier. Qu’à cela ne tienne, nous passerons alors Noël dans la communauté catholique de Tsezhong ! Un Noël sinistre plein d’hiérarques du Parti en costumes sombres et lunettes de soleil, ignorants, méfiants, arrogants ou hostiles, ne nous dit vraiment rien. Nous dormons ce soir au village et partirons le lendemain pour une autre vallée plus accueillante. Les constructions blanches s’accrochent aux flancs pelés des montagnes qui encadrent les gorges du Mékong. Nous traînons un brin par les ruelles boueuses, nous distrayant de quelques parties de « billard de rue ».

Nous retournons en bus à Deqin, puis prenons une voiture pour Tsezhong, contournons encore le splendide Kawakarpo par un autre flanc cette fois. Ce farouche dieu-montagne est splendide, étincelant dans le soleil. Le bord de la route dévale en pentes vertigineuses. Nous descendons toujours davantage en longeant le précipice dans la vallée encaissée du Lancang-Jiang, le Haut-Mékong tibétain. La route est en travaux, et nous sommes souvent interrompus par des attroupements d’ouvriers chinois qui, travaillant comme des fourmis, ressemblent à certaines affiches de propagande de la Révolution Culturelle, taillant la roche suspendus entre ciel et terre pour y découper un mince ruban bientôt bitumé.

Tsezhong est un petit village tibétain que connaît bien Constantin. Il l’a découvert au cours de ses explorations des confins tibétains du Yunnan où se cachent des terres catholiques. C’est un village de conte, idéal pour raconter celui de ce Noël incroyable. L’endroit est charmant, les cognassiers nombreux sont chargés de fruits mûrs, les maisons de terre et de bois se serrent autour de l’église des pères français, qui allie les styles occidentaux et asiatiques. Les bananiers dans la cour intérieure tout encadrée du presbytère de bois donnent au bâtiment un air latino-américain. Les vignes s’abritent à l’ombre du clocher avec lequel rivalisent des arbres immenses et solitaires. Les enclos à bétail s’ouvrent sur des étables où entre le yack et l’âne ne manque que le petit Jésus.

Nous sommes accueillis à bras ouverts chez Alibert, et nous voici bientôt installés avec du vin local adouci au miel et des châtaignes, discutant en vieux amis. Alibert, qui a soixante-trois ans, nous parle des missionnaires qu’il a connus jusqu’à l’âge de quinze ans, quand il était leur élève et enfant de chœur. Il sort précieusement de vieilles photographies écornées où l’on contemple leurs silhouettes émaciés et leurs visages barbus aux yeux spirituels : inspirés, et rieurs. Il nous dessine leurs personnalités, et nous parle de leur place ici. Car ils sont toujours parmi eux, certaines tombes sont ici, et leur présence est encore vivante. Ainsi, pour la pluie, il faut prier Dubernard. « Et ça marche ?

– Mais bien sûr que ça marche ! », répond Alibert, étonné de cette question puérile.

Après un dîner où je goûte, avec Constantin qui s’en fiche complètement, ma première et sans doute dernière soupe de chien, sous l’œil réprobateur et dégoûté de Jean-Baptiste, nous nous couchons à l’étage de la maison dans la chambre des hôtes.

(Dimanche 19 - Lundi 20 Décembre)

L’ultime témoin

L’homme au cœur pur, aux mains innocentes,

Qui ne livre pas son âme aux idoles.

Nous accompagnons au matin Alibert et sa femme couper du bois dans la montagne, partant par des sentiers pierreux avec de petits ânes porte-bûches. Puis nous continuons pour aller rendre visite à François, ancien séminariste âgé de soixante-dix sept ans, rescapé du laogaï, le goulag chinois où il a passé près de trois décennies. Il nous évoque longuement le temps des pères, et chante pour nous de vieille comptines françaises et des cantiques en latin. Son petit-fils José, trois ans, arrête un moment ses gambades sur le plancher et le contemple intrigué. François porte une chapska de l’armée chinoise à décoration communiste, et au-dessus du poêle où cuisine sa fille des chromos de sainte Thérèse et Mao nous dévisagent. Paradoxe asiatique. Nous passons l’essentiel de la journée là, fascinés et émus. L’huile crépite sur le feu. François sort de ses affaires un cahier d’écolier aux pages soigneusement couvertes de caractères chinois alignés, chausse ses lunettes et entreprend de nous livrer son travail personnel concernant l’histoire du catholicisme local. Nous l’écoutons, captivés, en dévorant les œufs frits que nous sert sa fille.

«Quand il s’agit d’histoire, d’histoire véridique, on ne peut dire des mensonges. Parler à tort et à travers, ce n’est pas de l’histoire véritable. C’est pourquoi, pour que l’histoire de notre église puisse être transmise de génération en génération, et pour empêcher que d’autres parlent de travers et fabriquent l’histoire, j’ai réuni quelques documents et j’ai rédigé cette histoire catholique, l’histoire du catholicisme dans le district de Deqin.

La religion catholique est entrée dans le canton de Deqin sous le règne de Xianfeng de la dynastie Qing. La religion catholique à Tsezhong, ce sont les Missions Etrangères de Paris qui l’ont introduite. La onzième année du règne de Xianfeng, en 1861, s’appuyant sur le traité signé à Pékin par la France et la Chine, la Convention de Pékin, les missionnaires des Missions Etrangères de Paris ont demandé au gouvernement Qing d’entrer au Tibet pour y porter l’Evangile. Et dans ces confins du Yunnan, du Setchuan et du Tibet, ils ont fondé la Mission du Tibet. Ils ont bâti une église à Batang, ouvert une école, cultivé un verger, planté une vigne et des eucalyptus.

Les missionnaires se sont mis à l’école des lamas bouddhas vivants et ont appris la langue tibétaine auprès d’eux. A la suite d’une étude ardue et pénétrante, une fois bien assimilée la langue, ils ont utilisé le tibétain pour traduire des livres de prière et autres écrits du latin, du français et du chinois. L’évêque de Kangding, c’est ce mot-là, « Biet, episcopus » , regardez, c’est le nom de l’évêque (il nous montre sur le cahier), leur ayant accordé la permission de traduire du latin et du chinois ces livres, ils les ont envoyés à Hongkong pour les faire reproduire et, une fois imprimés, ils les ont diffusés dans toutes les communautés.

La onzième année du règne de Xianfeng donc, en 1861, les missionnaires des Missions étrangères de Paris Gu De’er (Goutelle) et Ding De’an (Chauveau), sont venus évangéliser le canton de Deqin. Ayant établi une base dans ce canton, ils ont projeté d’étendre leur activité religieuse à Tsezhong. Mais le bouddhisme tibétain de la secte gelupa dominait cette région et la gouvernait, il était difficile d’y diffuser une religion étrangère. C’est pourquoi les pères Yu Bonan (Dubernard) et Pu Deyuan (Bourdonnec), conduisant quelques dizaines de Tibétains catholiques fuyant les persécutions lamaïques du Setchuan sont venus au village de Tsekou et ses environs, ont acheté des terres aux notables et les ont distribuées à cultiver aux familles catholiques. En même temps, ils ont bâti une église, ouvert une école, établi un hôpital et développé l’évangélisation. Les fidèles ont progressé de jour en jour dans la vertu et leur nombre s’est accru sensiblement.

La cinquième année du règne de Tongzhi, en 1866, l’église de Tsekou était bâtie. C’est la plus ancienne église bâtie dans le district de Deqin. Avant 1905 c’était la cathédrale de l’archiprêtre du Nord-Yunnan dépendant de la Mission du Tibet des Missions Etrangères de Paris. Les trois ailes du bâtiment abritaient quinze pièces et il y avait trois pièces de brique. La trente-cinquième année du règne de Guangxu, en 1905, lors de la persécution de Atundze, l’église fut incendiée. Les catholiques avaient alors atteint le nombre de plus de deux cents.

La onzième année du règne de Tongzhi, en 1872, une église fut bâtie au chef-lieu, Deqin. La trente-cinquième année du règne de Guangxu, lors de la persécution de 1905, elle n’a pas essuyé de pertes. Mais la vingt-septième année de la République, en 1938, elle a été pillée par des bandits. Les missionnaires, pour faire face aux imprévus, bâtirent alors un nouvel édifice à l’est pour y loger des fidèles et y fournir des soins médicaux. Jusqu’en 1950, église et bâtiment existèrent et ne furent détruits qu’en 1957. Mais à cause de l’influence prépondérante de la secte bouddhiste gelupa, il était difficile aux catholiques de subsister et de se développer à Deqin. Les fidèles n’étaient que quelques-uns. Depuis lors jusqu’aujourd’hui, il n’y est resté que deux familles catholiques.

La vingtième année du règne de Guangxu, en 1895, l’autorisation du gouvernement Qing étant obtenue, une base fut établie à Badong et les activités religieuses se développèrent . La deuxième année du règne de Xuantong, en 1910, les catholiques de Badong bâtirent une église et devinrent une paroisse détachée de Tsezhong. Chaque samedi le vicaire de la paroisse y allait administrer les sacrements aux fidèles et il revenait à Tsezhong après la messe du dimanche. Jusqu’en 1950, il y avait là une église couverte de tuiles et la maison du maître d’école qui servait d’école primaire. En 1984, les lieux ont été restitués aux fidèles avec permission du gouvernement et les activités religieuses ont repris. La foule des fidèles s’est confondue en remerciements. Bien des fidèles avaient les larmes aux yeux. Dix ans plus tard, ils ont obtenu du bureau des affaires religieuses le permis de restaurer l’église. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tous d’un seul cœur, remplis de fierté, ont fait face à l’avenir, luttant jour et nuit. C’était à qui fournirait de l’aide volontaire. Les cadres de dix organes gouvernementaux sont venus à plusieurs reprises donner leur avis et ont apporté généreusement leur aide financière. Le père Tao Zhibin de l’église de Dali est également venu souvent fournir des aides urgentes. En l’espace d’un an l’ensemble des travaux était achevé. A l’intérieur et à l’extérieur, de haut en bas et de droite à gauche, la vieille bâtisse avait fait peau neuve.

En 1996, entre l’automne et l’hiver, l’église a été mise en service. La cérémonie de consécration a été présidée par le père Lu Rendi, prêtre tibétain de Yerkalo. Le père Tao Zhibin venu de Dali concélébrait. Plus de mille fidèles participaient. Les autorités civiles locales et régionales, répondant à l’invitation, ont suivi la célébration, apporté leurs félicitations et prononcé des discours. Aujourd’hui les catholiques de Badong sont atteint plus de trois cent. Hommes et femmes, jeunes et vieux partagent tous une foi solide, honorent Dieu avec ferveur, aiment leur pays et la religion et espèrent un avenir radieux.

L’église de Tsezhong a été mise en service la troisième année de la République, en 1914. La trente-deuxième année du règne de Guangxu, le 23 juillet 1906, sur ordre du gouvernement mandchou, le gouverneur de Lijiang Li Shengqing et le consul de France au Yunnan Luotu (Leduc) ainsi que le père Ren Anshou (Genestier), signèrent à Kunming le contrat d’indemnité pour les destructions perpétrées lors de la persécution de Atundze. L’amende à payer à la mission française s’élevait à la forte somme de cent vingt mille taëls et il y avait promesse de bâtir une église à Tsezhong. La lamaserie de Deqin conserve un acte de vente de propriété foncière au missionnaire français Peng Maomei (Emile Monbeig) daté de la deuxième année du règne de Xuantong, 11 février 1910. D’après ce document, on peut établir que la construction de l’église de Tsezhong a commencé dès la deuxième année du règne de Xuantong. Et d’après une investigation concrète, la construction a pris quatre ans, de sorte que les travaux ont été achevés et l’église mise en service en 1914, an trois de la République. L’église unit l’est et l’ouest, tuiles en forêt de bambou, construction de style gothique, capacité intérieure de mille personnes, sièges orientés d’est en ouest, tour haute de vingt mètres renfermant une cloche de cinq cent kilos. Le son de la cloche était clair et doux à l’oreille. Il se faisait entendre à quelques dizaines de miles. La cloche a été détruite pendant la Révolution culturelle. La nef est surmontée d’une voûte en plein cintre à l’occidentale. Le toit forme un auvent de tuiles à la chinoise. A l’est de la cour s’élèvent les trois façades d’un bâtiment à deux étages au toit de tuiles. Le premier étage était le logement des missionnaires. Le rez-de-chaussée était occupé par le logement du maître d’école et des élèves et la salle à manger. Chaque année au printemps et en été l’école était ouverte. Le séjour et tous les frais étaient assurés par l’Eglise. Je m’arrête un peu… »

François a les yeux brillants et un sourire d’enfant. Dans l’intérieur sombre seuls quelques rayons de soleil viennent découper les traits de son visage. Derrière lui, dans l’obscurité boisée, sa fille s’active encore aux fourneaux, pendant que le petit José joue et braille.

« Maintenant, je m’apprête à parler de notre persécution de Atundze. De quoi s’agit-il ? Atundze est le nom tibétain de Deqin. Quand les missionnaires ont commencé à venir dans notre région, la secte bouddhiste gelupa était alors très influente, leur apostolat était difficile. Les pères Goutelle et Chauveau sont venus à Batang en 1861. Batang dépend du Tibet, les missionnaires avaient donc obtenu la permission du gouvernement mandchou pour établir une base au Tibet. Ils y avaient ouvert une école, planté un verger. Il y avait à Tsezhong aussi les religions lamaïste et dongba pratiquées par une douzaine de familles. Le bouddhisme tibétain faisait partie de leur vie, leur foi bouddhiste avait des racines profondes. Or la religion apportée par les missionnaires n’existait pas ici et il n’y avait pas moyen de la diffuser. Alors, nous l’avons déjà expliqué, les missionnaires amenèrent du Setchuan une centaine de Tibétains catholiques fuyant les persécutions bouddhistes. Ils achetèrent des terrains et les distribuèrent aux familles catholiques qui s’implantèrent ainsi à Tsezhong. Ces chrétiens se développèrent rapidement et l’église de Tsekou se préparait à devenir la cathédrale de l’évêque.

La vingtième année du règne de Guangxu, en 1905, l’Angleterre envoya des troupes d’invasion au Tibet , soulevant ainsi la colère du peuple. Voilà que les lamas bouddhistes incendièrent alors notre église de Batang. Notre missionnaire français appelé Su Renli (Soulié) y fut assassiné. C’est cette même année en avril qu’éclatait la persécution de Atundze. Le soir du 15 avril, les deux missionnaires français résidant à Yerkalo, les pères Pu Deyuan (Bourdonnec) et Wei Yafeng (Vignal), s’enfuirent à Deqin. Ils étaient alors sous la protection du gouvernement mandchou. Mais le pouvoir des lamas et de leurs disciples bouddhistes venus de Batang et de Yerkalo était trop fort. Pu Deyuan (Bourdonnec) fuit jusqu’à Tsekou et il fut assassiné dans l’église. Après quoi l’église fut incendiée. Il fut enterré au cimetière de Tsekou, sa tombe sur la sainte montagne. En même temps que lui, onze fidèles furent tués.

Dans tout ceci, il y a le cas du père Yu Bonan (Dubernard). Ce père s’enfuit ce soir là, comptant fuir à Weizhi dans le canton de Weixi pour chercher refuge chez la famille Wang. Ayant courut jusqu’à Azida l’après-midi, il ne pouvait plus avancer. On dit qu’il était alors accompagné de sept religieuses tibétaines. Au bord de la grande rivière, il y a une vaste grotte. Ils s’apprêtèrent à y passer la nuit et à repartir le lendemain. Ils furent découverts par un Lisou qui gardait les moutons. Ce berger porta la nouvelle aux lamas. Les lamas dépêchèrent deux tueurs sans scrupules pour attraper le père. L’un d’eux était un Nanaka du nom de Gerong. Le lendemain, le père s’apprêtait à reprendre la route, lorsque survinrent les deux bandits. A leur arrivée, dit-on, les sept sœurs se jetèrent d’un coup dans la rivière. Le père avait des chaussures en lambeaux. Nu-pieds, il ne pouvait marcher. L’un des deux sbires, plus humain, prit le père sur son dos jusqu’au village de Luomei au pays de Azida. Arrivés là, ils se préparèrent à l’exécuter. Les lamas leur avaient dit : « Il suffit que vous nous rapportiez la tête du père et ça ira. » Comme ils se préparaient, le père leur dit : « Attendez un peu, laissez-moi d’abord bien prier. » Il se mit alors à lire son bréviaire, la prière quotidienne que tout prêtre doit lire chaque jour. Il prit son livre en leur disant : « Quand j’aurai terminé ma prière, vous pourrez faire votre œuvre. » Le père lisait sa prière. Chaque page une fois lue, il la jetait en l’air et elle s’envolait vers le ciel. Après avoir terminé tout ce qu’il devait lire, le père dit : « C’est bon », et il leur tendit sa tête : « Je vous laisse la couper. Mon sang est comme du lait. » Alors ce nommé Gerong lui trancha la tête d’un seul coup. Ils mirent la tête dans un sac de chanvre et l’emportèrent.

J’ai oublié un détail. L’un des deux avait donc porté sur son dos le père privé de ses chaussures et le père lui avait dit : « Tu as fait pour moi une bonne action, je te le revaudrai. » Comme ils emportaient la tête, ils traversèrent une rivière. C’est alors que les soldats mandchous envoyés pour protéger le père atteignirent ce lieu et se mirent à leur poursuite. Ils étaient accompagnés de quelques catholiques de Tsekou et de Badong, eux aussi à la poursuite des deux tueurs. Ces deux bandits se débarrassèrent à mi-chemin de la tête du père et coururent jusque dans la forêt de Nanaka. Comme ils étaient dans la forêt, il y avait là un vieux à la barbe blanche, une barbe très blanche, habillé d’un vêtement blanc. Gerong se trouva face à lui et le vieux à barbe blanche lui cria : « Va-t’en, va-t’en ! » Il courut en un autre lieu et se heurta encore au vieux à barbe blanche qui lui criait : « Va-t’en, va-t’en ! » Il courut encore ailleurs plusieurs fois sans pouvoir se cacher. A ce moment là, les hommes à sa poursuite se saisirent de lui. Cet homme eut une fin sinistre. Il fut dépecé et ses membres pendus à un noyer de Nanaka, offerts en nourriture aux aigles. Quant à celui qui avait porté le Père sur son dos, il s’échappa et on ne put le trouver. Car le père lui avait dit : « Tu as fait pour moi une bonne action, je ne t’oublierai pas. » Cet homme se cacha dans un grand panier. L’un des poursuivants passa à côté plusieurs fois. Il pouvait le voir facilement et le regarda en fait. Mais parce qu’il avait porté le père sur son dos, le père le protégea, il ne laissa personne le trouver. Ce que je vous raconte, c’est l’homme qui avait porté le père qui l’a lui-même rapporté, ça s’est vraiment passé.

Les chrétiens se rendirent sur les lieux où les deux tueurs avaient laissé la tête et le corps du père. Ils les enterrèrent dans le cimetière de Tsekou avec la dépouille de Pu Deyuan (Bourdonnec). Après la persécution de Atundze, le père français Ren Anshou (Genestier) se rendit à Kunming rapporter les faits au consul de France. Le rapport étant fait, le gouvernement Qing dut payer une amende de cent vingt mille taëls à l’église de Tsekou. Après l’incendie de Tsekou, le gouvernement mandchou autorisa la construction d’une église à Tsezhong et punit les lamas en leur faisant payer l’indemnité de cent vingt mille taëls pour construire l’église. La communauté de Tsekou se déplaça alors à Tsezhong. Voici donc ce que fut la persécution de Atundze.

Ainsi, on peut le dire, le sang de ces saints est une semence de chrétiens. Car, aujourd’hui, les chrétiens sont fervents, du plus grand au plus petit.

Maintenant, grâce à l’ouverture et à la nouvelle politique de liberté religieuse du Parti, les catholiques de Tsekou ont eux-mêmes rebâti leur église. J’ai entendu dire qu’autrefois la Vierge Marie est apparue aux chrétiens de Tsekou. La Sainte Mère a été vue par de nombreux fidèles. C’est pourquoi les catholiques de Tsekou sont particulièrement fervents. Maintenant, dès qu’il fait une sécheresse, les chrétiens vont prier sur les tombes. Et lorsqu’ils sont en prière, il n’est pas une fois où la pluie ne soit pas tombée. Regardez, le ciel est couvert, c’est sûr qu’hier les fidèles ont prié… »

Par la fenêtre, nous contemplons les nuages qui s’enroulent sur les montagnes et leur font des barbes de missionnaires. La présence des pères martyrs plane mystérieuse au-dessus des monts, François a les yeux perdus dans les lointains.

« Ce sont d’abord les missionnaires français qui sont venus à Tsezhong : les pères Luo Nade (Renou), Ding De’an (Chauveau), Ren Anshou (Genestier), Pu Deyuan (Bourdonnec), Yu Bonan (Dubernard), Peng Maode (Jean Monbeig) et Peng Maomei (Emile Monbeig) qui est devenu évêque de Kangding, Yu (Van Esland), Hualangting (Valentin)…

Wu Xuzhong (Ouvrard) a été archiprêtre de Tsezhong au début de la République. En 1936, il a été victime d’une épidémie de peste typhoïde qui s’était déclarée dans la région. Mon père est venu à Tsezhong avec lui. Il était du séminaire de Tatsienlou à Kangding. Comme moi, il se préparait à être prêtre.

Comme il était très bon en latin, le père Ouvrard le trouvait très précieux et l’a amené à Tsezhong comme assistant. Il était donc familier du latin. Il y eut un jour un prêtre nommé André qui buvait avec les officiels du coin. Ces officiels levaient le verre, l’invitant à boire. Mon père était à côté, très inquiet et lui glissa en latin : « Cave ne cadas ! » Il évita ainsi le pire, car ces officiels cherchaient en fait à le saoûler. Mon père était inquiet, c’est pourquoi il lui dit en latin : « Cave ne cadas ! » « Prends garde de ne pas tomber ! » A cette époque la plupart des missionnaires étrangers qui venaient à CTsezhong avaient mon père pour interprète.

Un autre missionnaire fameux fut Gu Chunren (Goré). En 1930 il fut administrateur à Tsezhong. Compétent en chinois et en tibétain, il a écrit un dictionnaire de tibétain et a traduit ce livre de prière du latin en tibétain. On l’appelait alors le « docteur », c’était le père Goré, auteur de nombreux livres. Un autre fut le père Andele (André), arrivé à Tsezhong en 1920. Lors de la Première Guerre Mondiale, il avait dû rentrer au pays pour servir à l’armée.

Pendant son service, il fut nommé officier. A son retour, il portait son uniforme avec un long sabre. Il avait dans la peau de construire des routes. Il ouvrit la route entre Gongshan et Tsezhong. Il fit y construire des ponts. Il était très pratique. En outre, il prit part à la construction de la route de Gongshan à Tongzhe. Il était d’une grande force. Il faut deux hommes pour enfoncer une barre de mine. L’un tient la barre de fer, l’autre frappe. A lui seul, dit-on, il tenait la barre et frappait en même temps. Un jour la force lui manqua et le marteau lui frappa le ventre. La blessure interne était sévère et il dut se rendre à Hanoi pour se faire soigner à l’hôpital. En ce temps-là l’Annam était sous domination française. C’est encore lui qui conçut le pont suspendu à chaînes de fer sur la rivière Liucong. Il aimait porter un turban de coton. Chaque fois qu’il pleuvait, il portait un turban de coton, je m’en souviens. Quand il était à Tsezhong, j’étais tout petit, tout petit. Il m’aimait bien. Je me souviens bien de lui, de ses habitudes. De plus, il était très intelligent. Dans la vallée du Nujiang, il y a des Nuzhou, des Lisou, des Tibétains. Il a appris la langue lisou et il leur a composé un livre de prière en lisou. Il était féru de littérature. Ses fidèles étaient nombreux. Sa famille, dit-on, était fort riche et, en France, il était officier. Il disposait de biens et son traitement était confortable. Aussi dès qu’il se rendait quelque part, il réparait la route et tenait à offrir quelque chose aux pauvres gens, de l’argent ou des vêtements suivant les besoins. C’est pourquoi dès qu’il se rendait en un lieu, les catholiques en diffusaient rapidement la nouvelle. A Tsezhong au début, il n’y avait que ces douze familles, cinq propriétaires fonciers et sept fermiers de religion lamaïste ou dongba, fermées à l’Evangile. Ensuite, après la venue du père André, les catholiques n’ont cessé d’augmenter. Au moment de la libération en 1949, les catholiques de Tsezhong avaient atteint une centaine. Maintenant, les catholiques de Tsezhong sont plusieurs centaines, sans compter les villages environnants.

Il y a eu aussi des Suisses et des Chinois pour venir annoncer l’Evangile. Il y a eu entre autres le père Li, un Chinois de chez nous originaire de Kangding. Le Suisse Sha Weier (Alphonse Savioz) est arrivé à Tsezhong en 1946. Sha Bolei (Robert Chapelet), un laïc suisse, est venu lui aussi vers la fin de la République. Le père Luo Wei (Lavey), suisse aussi, est arrivé en 1938 pour être vicaire de la paroisse. Je le connaissais bien, j’ai grandi entre ses mains. Il connaissait la médecine. En 1951, ils ont tous été renvoyés au pays par le nouveau pouvoir communiste. Du Zhongxian (Tornay), a été tué sur ordre de la lamaserie de Deqin. Il est venu à Tsezhong en 1938, puis il a été supérieur du séminaire préparatoire de Hualuoba à Weixi. En 1945 il a été posté à Yerkalo au Tibet. En 1949, pensant aller à Lhassa, il cheminait à pied avec ses compagnons. Comme il gravissait un sentier dangereux, il périt dans une embuscade montée par des sbires envoyés par les lamas de Deqin. Un certain Joseph fut tué avec lui. Le père portait un vêtement tibétain. Joseph était tibétain. Ils avançaient l’un derrière l’autre montés sur des mules. Le père était devant. Les envoyés des lamas en embuscade savaient que le père devait passer par là. Ils s’y postèrent à portée de fusil et ouvrirent le feu. Joseph sortit son arme pour tirer. Le père lui dit : « Ne tire pas. » Ils abattirent Joseph. Le père descendit donner l’absolution et l’extrême onction à Joseph et Joseph expira. Le père demanda ensuite qu’on lui laisse un instant pour prier : « Tirez quand j’aurai fini de prier ». Ils le tuèrent ensuite d’un coup de feu.

Le père Lu (Nussbaum), alsacien, est venu à Tsezhong en 1930. Puis il est allé à Yerkalo. En 1940, il a été aussi victime de la lamaserie. Puisqu’il y avait une cathédrale à Tsezhong, tous ceux de la région de Deqin devaient aller y faire leur retraite à des temps déterminés. La retraite était une réunion de prière et de confessions. Venant de Deqin, le père Lu atteignit Bamei où il ne logea pas chez une famille mais passa la nuit en plein air au bord du chemin avec ses compagnons de route. Comme ils allaient s’éveiller le matin, ils furent rejoints par des émissaires des lamas et ces mécréants se mirent à les lapider. Les compagnons du père furent ainsi tués à coup de pierres. Quant au père, ils lui firent ôter ses chaussures, l’emmenèrent et le tuèrent. Il y avait encore quelques sœurs. Ils les lièrent sur des arbres de la forêt. On les ramena au bout de trois jours. Le père Lu a ainsi offert sa vie. Il est mort martyr… Voilà. Je résume mal. C’est un brouillon... »

Nous quittons le vieil homme mais ses souvenirs nous accompagnent. Il y a des souvenirs qui vous hantent comme des revenants, et d’autres qui vous habitent comme de bons génies, aimables et familiers, habitués des lieux comme le chat de la maison. Nous rentrons, méditatifs, à Tsezhong. Les chiens errent dans les ruelles de terre battue, les hommes bâtissent des maisons de terre crue, nettoient leurs façades, enduisent et peignent, travaillent le bois, les femmes portent sur leur dos d’énormes hottes de feuillages pour nourrir les bêtes à l’étable. Déjà on décore le clocher de drapeaux multicolores, pendant que sur la place du village, devant l’école où flotte le drapeau chinois, les élèves foulard rouge au cou prennent leur cours de sport avec une discipline toute militaire. Les clients de l’épicerie les regardent, commentent et rient. Nous traversons le Mékong sur la passerelle et grimpons l’autre versant de la vallée pour avoir la vue du village entier. Dans la montée, un vieux bonhomme monte comme un cabri et nous laisse sur place, séchés.

Après dîner Alibert nous lit quelques prières, dont le Notre Père en français, puis joue avec un rare bonheur du violon tibétain, puis de l’accordéon.

Impression très étrange, collision improbable entre un bal musette de bord de Marne et un musicien tibétain. Inspiré, fin, curieux, il a quelque chose de particulier dans son toucher et sa création musicale. Bien sûr, nous filmons et enregistrons. Jean-Baptiste, de formation musicale, altiste et même chanteur d’opéra à l’occasion , lui fait écouter des passages d’opéra italien, de sonates de violon, de symphonies romantiques. Alibert saisit tout de suite ces musiques, particulièrement Mahler, comme s’il y trouvait une élaboration proche de sa recherche musicale.

(Mardi 21 Décembre)

Noël sur la terre

La belle, une barbare de quinze ans,

Seule au comptoir, portait, pour le printemps,

Jupe à longs plis, ceinture à double pans,

Manche bouffante et corsage galant,

Dans les cheveux, des jades de Lantien,

Et perles d’Arabie aux deux oreilles.

« Nous sommes à Tsezhong, sur le Haut-Mékong, dans une vallée tibétaine aux confins du Yunnan. Nous dormons maintenant dans le presbytère, après la messe dite le soir par un prêtre venu exprès de Dali. Tout résonne de chants, de fêtes et de violons : on y répète les danses qui dureront au pied du clocher depuis la messe de minuit jusqu’au point du jour. Le village vit paisiblement, tout y est tranquille et serein, et nous avec. J’ai dans la cure une véritable chambre de missionnaire, cellule monastique qu’éclaire parfois faiblement une ampoule, et plus souvent quelques bougies. Tout est de bois, tout bruite, les enfants courent, les filles gloussent, et les lattes des parois laissent généreusement passer les lumières et les sons. Ici ont vécu, prié, rêvé, peiné des missionnaires suisses et français, dont beaucoup morts martyrs, assassinés par des lamas mi-fanatiques mi-bandits.

Il y a quelques jours je me suis confessé à Yerkalo, au Tibet, où le bienheureux père Maurice Tornay périt dans une embuscade il y a cinquante ans. Aujourd’hui, le curé y est tibétain, et l’église neuve dresse sa blancheur et sa croix sur la route de Lhassa.

Hier, nous sommes allés voir François, un ancien séminariste envoyé pour cela trente ans au bagne par les révolutionnaires chinois. Il était l’élève, le disciple et l’ami des pères français. Il a chanté en grégorien le grand Salve Regina des moines. Nous avons tous pleuré.

Tout ici est doux et simple. Merveilleuse alliance de l’âme tibétaine et de la foi chrétienne. Nous mangeons des châtaignes en sirotant du vin au miel. Plusieurs mariages vont avoir lieu cette semaine. Je me prends à rêver que c’est nous qui allons échanger nos serments dans la claire lumière d’Asie… »

Au réveil, nous sortons de nos cellules sur le balcon couvert. Le presbytère en U entoure le parvis de l’église qui forme ainsi une cour intérieure. Au-dessus du clocher les monts s’enneigent. Les préparatifs vont bon train, le rythme s’accélère. Demain soir, c’est Noël ! Il faut filmer cette action débordante, courir, tout capter, tout sentir ! Le village fourmille d’activités centrées sur l’église. Les bâtiments sont récurés de fond en comble, aérés, décorés, rendus à la vie. Le jeune père Dao, issu de la minorité ethnique des Yi Blanc du Sud-Yunnan, dirige tout d’une main de maître. Il est partout, sur tous les fronts, sait tout faire, tout en menant également messes, confessions, entretiens, obsèques, mariages, bénédictions, catéchèse permanente, se faisant véritablement tout à tous comme un saint Paul aux yeux bridés. Il est énergiquement assisté en tout par un jeune laïc d’ethnie Jingpo, qui ressemble, tant par le physique que par le caractère, à notre ami Albéric qui rentrerait bientôt au monastère.

Drapeaux, banderoles, bougies, bannières, arbres de Noël, estrade, décorations, costumes, répétitions des chants et des danses, préparation du cochon pour le repas de fête qui est ici communautaire, tout se fait dans une joyeuse excitation, montant au son lancinant des violons à mesure que les heures passent. A deux cordes tressées, ces instruments assez rudimentaires se jouent d’une façon particulière, à laquelle Jean-Baptiste s’essaie. Les filles préparent leurs plus beaux atours et se parent de roses et de turquoises éclatants. Leurs longues tresses se balancent sur la nuque où s’enroulent autour de la tête, leurs yeux fendus brillent et leurs rires éclatent. Elles s’appellent Maria, Teresa ou Joanna. Jean-Baptiste est vite sous le charme, bref comme une brume, une rosée d’aurore qui s’en va.

Tout va plus vite chaque jour, et voilà qu’arrive le grand jour. Des villages et vallées environnants arrivent les fidèles en grande tenues de fête. Les femmes ont mis leurs plus beaux bijoux et habits qui éclatent en lapis et fuchsia, les hommes leurs splendides manteaux brodés doublés de fourrure. Ugundi, le gardien de l’église, dirige toute cette activité en maestro, clope au bec et casquette au front, et l’on voit partout sa drôle de tête de grenouille maigre et sérieuse, s’illuminant parfois d’un franc sourire ou d’un bon rire. Tous s’activent, on fait les dernières installations dans la cour du presbytère pour la veillée du soir.

Puis c’est la veillée de Noël animée par le père Dao en habit tibétain, ovationné par un public bon enfant. Musique, chants, danses, saynètes, tout le spectacle est ponctué d’interventions du prêtre : « Ce que nous célébrons par nos chants et nos danses, c’est la venue de Jésus parmi nous ! Qu’il vienne dans le cœur de chacun d’entre nous ! Qu’il nous apporte paix et bénédictions ! » Pédagogie ludique, catéchisme par la joie : toujours instruire en réjouissant. Les rires fusent. La foule massée est comme un grand visage illuminé. Ugundi déguisé en Père Noël tire de sa hotte des kilos d’oranges qu’il jette à pleins bras sur le public. Les femmes ornées de chapelet et des bébés pleins les bras se les disputent et se chamaillent en riant. Puis le maître de danse, tel le musicien de Hamelin, entraîne les jeunes gens parés en une ronde magique au son de sa flûte traversière.

Puis c’est bientôt minuit, la veillée, l’attente de la promesse portée par les prophètes : comme le peuple élu, tous attendent la naissance, le sauveur qui doit venir avec une tension et une émotion indicibles et palpables. Ce sont à la fois les bergers et les rois mages, les simples d’Israël et les éclairés des nations. Tous prient dans l’église, agenouillés avec ferveur, à la lueur des bougies que nous distribuons : l’électricité étant défaillante, il nous faut de la lumière pour filmer ce magnifique moment. Le père nous a autorisés à donner des bougies à tous les fidèles, et c’est par centaines que nous les prodiguons, en plaçant aussi partout dans l’église, la transformant en chapelle ardente. Utilité et générosité ainsi liées ont un résultat d’une grande beauté : les portraits surgissent de la nef comme des centaines de tableaux, tandis que des poitrines fusent ininterrompus des chants sacrés psalmodiés comme les litanies bouddhistes. Et c’est la messe, magnifique, recueillie, mystérieuse et joyeuse. L’instant tant désiré, l’accouchement d’une année, le désir assouvi, l’union consommée. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué l'allégresse, tu as fait grandir la joie : ils se réjouissent devant toi comme on se réjouit en faisant la moisson, comme on exulte en partageant les dépouilles des vaincus. Car le joug qui pesait sur eux, le bâton qui meurtrissait leurs épaules, le fouet du chef de corvée, tu les as brisés comme au jour de la victoire sur Madiane. Toutes les chaussures des soldats qui piétinaient bruyamment le sol, tous leurs manteaux couverts de sang, les voilà brûlés : le feu les a dévorés. Oui ! un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l'insigne du pouvoir est sur son épaule ; on proclame son nom : Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. Ainsi le pouvoir s'étendra, la paix sera sans fin pour David et pour son royaume. Il sera solidement établi sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours. Voilà ce que fait l'amour invincible du Seigneur de l'univers…»

A la prophétie d’Isaïe répond le témoignage de Luc : « En ces jours-là, parut un édit de l'empereur Auguste, ordonnant de recenser toute la terre. Ce premier recensement eut lieu lorsque Quirinius était gouverneur de Syrie. Et chacun allait se faire inscrire dans sa ville d'origine. Joseph, lui aussi, quitta la ville de Nazareth en Galilée, pour monter en Judée, à la ville de David appelée Bethléem, car il était de la maison et de la descendance de David. Il venait se faire inscrire avec Marie, son épouse, qui était enceinte. Or, pendant qu'ils étaient là, arrivèrent les jours où elle devait enfanter. Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n'y avait pas de place pour eux dans la salle commune. Dans les environs se trouvaient des bergers qui passaient la nuit dans les champs pour garder leurs troupeaux. L'ange du Seigneur s'approcha, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d'une grande crainte, mais l'ange leur dit : ‘Ne craignez pas, car voici que je viens vous annoncer une bonne nouvelle, une grande joie pour tout le peuple : Aujourd'hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le Messie, le Seigneur. Et voilà le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire.’ Et soudain, il y eut avec l'ange une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes qu'il aime.’ Lorsque les anges eurent quitté les bergers pour le ciel, ceux-ci se disaient entre eux : ‘Allons jusqu'à Bethléem pour voir ce qui est arrivé, et que le Seigneur nous a fait connaître.’ Ils se hâtèrent d'y aller, et ils découvrirent Marie et Joseph, avec le nouveau-né couché dans la mangeoire. Après l'avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant. Et tout le monde s'étonnait de ce que racontaient les bergers. Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur. Les bergers repartirent ; ils glorifiaient et louaient Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu selon ce qui leur avait été annoncé… »

Le chant des bergers a rencontré l’écho des siècles, et le père proclame cette joie dans son homélie : « Il y a deux mille ans, Jésus est venu parmi nous. Partout dans le monde, de diverses façons, les croyants célèbrent sa naissance. Par amour pour nous, Dieu nous a donné son Fils unique. Dieu est tout-puissant, maître de toutes choses. Mais il s’est dépouillé de sa grandeur pour se faire le petit enfant de Joseph et Marie. Car il veut nous délivrer du mal et faire de nous ses enfants. Rendons grâce à Dieu pour son grand amour pour nous. Aimons le et aimons-nous les uns les autres comme il nous le demande. Qu’il apporte sa paix à chacun d’entre nous et à chacune de nos familles ! »

A la consécration, fête oblige, les jeunes font exploser des chapelets de pétards sur le parvis ! Il est né le divin enfant ! Elle est accomplie la promesse ! Le voici, le libérateur de son peuple, la lumière des nations ! Et le voici couché dans sa crèche, le merveilleux poupon, entre Joseph et Marie, entre le bœuf et l’âne gris, fragile, charmant, et si puissant. Eclatent les chants de joie du peuple de Dieu aux yeux mouillés. Noël, Noël, Noël sur la terre ! Vous entendez ? Noël jusqu’aux confins du monde, Noël jusqu’au bout des temps ! Gloire à Dieu, et paix à tous ! Noël fêté en tibétain, Noël fêté dans toutes les langues, des hommes et des anges !

Plus tard, les quelques habitants temporaires du presbytère veillent dans la cour déserte autour d’un feu de bois. Thé, gâteaux de riz grillés aux braises. Tout le monde est bien fatigué, de cette fatigue heureuse d’après l’effort et le plaisir.

(Mercredi 22 - Vendredi 24 Décembre)

La vallée heureuse

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

La messe du matin est à midi, pour laisser le temps aux endormis de se réveiller et aux retardataires d’arriver. Mais tous sont en avance, et la nef est remplie des heures avant l’office. Prière fervente, fusante, roulante, prière débordante comme un fleuve trop longtemps contenu. L’homme est avant tout un animal religieux. La lumière entre à pleins flots dans l’église, éclaire tous ces visages d’un jour nouveau : c’est l’an neuf, la vie qui renaît, l’heureuse nouvelle ! La nuit décline, le jour paraît ! Grand-messe lumineuse où Dieu se rend présent, humblement, comme un morceau de pain, comme un petit enfant. Puis au nouveau-né de la crèche vont les dévotions, chacun défile, honore et adore le nourrisson de plâtre. L’homme est une âme incarnée, un être sensible qui a besoin d’humbles médiations. Et c’est la fête, l’immense banquet villageois, et les chants et les danses, et les immenses rondes. L’alcool local coule des théières, les filles font virevolter leurs immenses tresses et leurs longues manches, les hommes marquent le rythme en tapant du talon, les jeunes dansent et tournent des heures durant pendant que les vieux regardent, crient et rigolent. Joie pure dans tous ces regards d’enfants. Entre les prises de vue, Jean-Baptiste rejoint les danseurs qui l’initient à leurs pas.

Nous partons ensuite pour Badong, accompagner le père qui va dire la messe à l’église de ce petit village. Tous à l’arrière d’un petit camion agricole, et en avant, à fond sur des pistes caillouteuses aux pentes vertigineuses. Luna Park, montagnes russes. La panne traditionnelle de mi-chemin. Réparation, attente. Et c’est reparti. A l’entrée du village on nous attend déjà, musique et chants, costumes de fête. On nous conduit devant l’église. Des vieilles tibétaines, jetant bas leur coiffure, nous prennent pour des missionnaires et se jettent littéralement à nos pieds, nous entourant les genoux pour recevoir notre bénédiction. Nous les désillusionnons en leur désignant le père, vers lequel elles se précipitent aussitôt.

Confessions et messe de Noël. Ferveur ici comme à Tsezhong. Puis nous sommes reçus chez Madana, matriarche belle comme une Comanche. Sa magnifique maison reçoit toujours du monde, dans l’immense salle de vie où trône son vieux mari. Chinois et ouvrier d’Etat aux temps glorieux des routes jetées sur les précipices, il a épousé, avec cette belle Tibétaine rencontrée dans la vallée, tout à la fois la culture locale et la foi universelle. Dans un coin sa sœur file la laine, les boiseries reflètent sur leur sombre vernis les lueurs du foyer, Jésus et Marie sont partout présents, côtoyés par Mao. Nos chambres à l’étage donnent sur le vaste toit-terrasse, et nous plongeons dans nos couvertures de patchwork sur les refrains d’Heidi.

Messe du dimanche et grande fête de Noël sur le parvis. Danses, chants. Tout le monde est mis à contribution, le père, et nous-mêmes. Constantin leur fait chanter des chants de veillée scoute. On nous couve du regard, on nous couvre d’attentions et de khadas, ces foulards de soie honorifiques du Tibet. Grand déjeuner chez Madana, chez qui passe la moitié du village. Nous retrouvons tous les danseurs, qui nous ont frappé par leurs prouesses acrobatiques. Puis nous rentrons à Tsezhong. En chemin, nous nous arrêtons à Kanouka, en dessous de la maison d’Anès, le responsable local du Parti, catholique fervent et alcoolique convaincu, bon ami de Constantin. Il vient de perdre son père, le père Dao dira les obsèques le lendemain, Constantin reste tandis que nous continuons vers Tsezhong. Nous finissons agréablement le chemin à pied.

Dans cette vallée belle comme un conte, nous discutons du retour. Raisonnable, je trouve inconscient ce retour en 4L à travers la Russie de janvier. Jean-Baptiste, attiré comme un aimant par l’appel des steppes et le rythme de la route qui nous manquent déjà, parvient à briser mes réticences en réveillant l’envie engourdie. Tout est simple et facile avec lui, et je me laisse regagner par cette candide liberté, cette insouciante innocence, cette naïve légèreté de petits princes qui nous a propulsés à l’assaut de l’hiver haut-asiate dans notre clou rouillé. Rien n’est inaccessible au pur désir. Merveille de la générosité qui se fait réalité. Pour me conquérir, Jean-Baptiste me cite Saint-Ex’ : « Beaucoup de grandes découvertes ont eu pour origine un rêve d’enfant. C’est là que réside le miracle. Que ne sommes-nous pas restés des enfants ? Heureux celui qui en a gardé la fraîcheur d’âme…»

Le village est calme dans le temps gris comme un dimanche après-midi. Le soir nous festoyons chez Gaspard qui vient de se marier. Noël a passé, où dans cette petite vallée des Marches tibétaines nous coulons des jours tranquilles, nous engraissant et nous encrassant. En me promenant, j’observe deux vaches qui empêchent à coups de cornes une truie, mère de famille nombreuse, d’approcher de la mangeoire commune. O tempora, o mores !

« La raison du voyage, c’est le retour », disait Lanza Del Vasto. Et la raison du retour, c’est l’amour. On dit souvent que l’amour est déraisonnable, mais ceux qui le disent ont une bien déraisonnable vision de la raison ! L’amour est la raison de tout. Tout ce qui est sans amour est sans raison. Tout ce qui est désamour est déraison. L’amour seul est raisonnable. L’amour est la raison du monde. Il faut donc revenir, mais pour mieux repartir.

Constantin a disparu dans les collines. Le père et ses assistants nous expliquent qu’il a défié tous les jeunes des hauts villages à un duel de baijiu, l’alcool blanc chinois, toute la veillée durant, et qu’aux obsèques ils ont eu peur d’avoir à l’enterrer aussi. Mais il n’est pas rentré avec eux et ne leur a rien dit pour nous. Il n’est pas là au rendez-vous. Le prêtre s’en va aujourd’hui et nous propose de les accompagner. Constantin connaît par cœur ces montagnes et n’est pas un blanc-bec. Nous préparons nos sacs, donnons une lettre pour mon cousin et de l’argent à Ugundi, et filons bientôt en voiture avec le père, le jeune Jingpo et le chauffeur tibétain. Nous nous amusons à compter le nombre de langues parlées dans cette voiture : mandarin, cantonais, français, anglais, italien, allemand, espagnol, yi, jingpo et tibétain, et quelques dialectes encore. Dans un village sur la route nous sommes accueillis à midi par un catholique qui nous fait un véritable banquet dans son restaurant. Puis c’est Deqin où nous nous séparons. Nous faisons un don au père pour une intention de messe. Elle sera dite dès demain à Yerkalo où il se rendent tous. Au Tibet les prières montent plus vite au ciel. Nous dormons à Deqin, donnant une chance à Constantin de nous rattraper, et flânons dans les boutiques bouddhistes pour pèlerins du Kawakarpo, cette montagne sacrée qu’habite un dieu. Le lendemain, Constantin absent, nous filons à Kunming, poursuivis sans le savoir par mon cousin enragé. Nous nous retrouverons chez lui avec finalement une journée de décalage. Constantin, susceptible, est méchamment vexé mais nous finirons par tous en rigoler ensemble.

Nous préparons notre retour, nous nous baladons en ville, nous reposant et festoyant à souhait avant de repartir. Jours de joie et d’intense amitié, de rires et d’excentricités. Reposantes promenades diurnes, délirantes errances nocturnes. Nous renouons d’instinct avec l’art intact de la dérive. Pour être en forme pour notre retour, nous ne voulions pas sortir, mais comment ne pas fêter un départ ?

Sur un fond syncopé de musique jamaïcaine, Constantin commence à s’harnacher en pirate des îles : botté, coiffé de foulards, anneaux aux oreilles, et sabre à la ceinture, il est magnifique ! Il ne lui manque qu’un perroquet à l’épaule ! Nous le suivons bien vite, dans une débauche de tenues bariolées à la fois extravagantes et cohérentes, à faire pâlir d’envie les plus fous des couturiers. Manteau de mouton, sweat new-yorkais, lunettes de soudeur, turban de nomades, chemise tahitiennes : tout s’accorde en un tournemain. D’attaque, nous allons exhiber nos délires aux Chinois. Constantin mène la danse dans un quartier nommé Kundu où nous avions déjà semé le trouble quelques années auparavant. La soirée vire bientôt à la folie. Dans un enfer grimaçant de corps en mouvements, Jean-Baptiste fait un concours d’alcool au thé avec tous les boss chinois de la ville vautrés au milieu de leurs « amies ». L’ivresse monte, nous repartons avec un tigre sous le bras, la nuit folle continue dans les lumières dansantes, pour finir à l’aube dans l’immense piscine chauffée d’un hôtel de luxe. La Chine est terre de tous les possibles, tout y est normal, arriver d’Europe l’hiver avec une guimbarde, traverser des étendues continentales en quelques trajets de bus, trouver une piscine ouverte à cinq heures du matin, être ivre et fou sans frein, adopter un tigre, et même croiser le Hodja sur le pas de sa porte.

Mission au Cambodge

Pour assurer la paix entre les deux grandes puissances maritimes catholiques de l’époque, le Pape Alexandre VI, par le traité de Tordesillas (1494), avait partagé le monde en deux patronages : aux Espagnols revenait la tache de coloniser et évangéliser les Indes Occidentales, tandis qu’aux Portugais étaient dévolues les Indes Orientales. C’est ainsi que le Cambodge apparaît pour la première fois sur les portulans en 1527 sous le nom de Cambuxa. En 1555, un dominicain portugais, Gaspard da Cruz, fait son entrée à la cour royale de Longvek, alors capitale du royaume khmer. Mais, lors de son année de séjour, il se rend rapidement compte que le roi Ang Chan l’a davantage invité pour se rapprocher d’une puissance occidentale que dans l’intention de se convertir - constat partagé quelques années plus tard par son confrère Sylvestre d’Azevedo, pourtant lui aussi venu à la demande du souverain khmer Satha. Sans se décourager, frère Sylvestre apprit la langue khmère et gagna la confiance du roi dont il obtint même en 1590 un édit de liberté religieuse lui ouvrant la possibilité d’enseigner la foi catholique. Au milieu des violentes persécutions asiatiques, cette relative tolérance fit longtemps du Cambodge une terre d’asile pour les chrétiens d’Extrême-Orient. Aux tentatives des missionnaires portugais suivent donc l’arrivée de catholiques japonais au début du 17e siècle et celle de fidèles indonésiens vers 1660.

Mais la mission khmère proprement dite ne commence vraiment qu’en 1768 avec l’arrivée du Père Georges Levavasseur, des Missions Etrangeres de Paris, qui n’eut de cesse, une fois apprise la langue khmère, de traduire les principales prières et le catéchisme, prononçant ses sermons en langue vernaculaire, pour arriver des 1770 au baptême de dix adultes. “ Pendant les onze années de son apostolat au Cambodge, de 1768 a 1777, le Père Levavasseur a lancé les bases de la mission auprès des Khmers. En dépit de la guerre incessante et de la misère qui s’ensuivit, il laissa un nombre impressionnant d’ouvrages en langue khmère : un catéchisme, un livre de prières usuelles, un traité contre les superstitions, un dictionnaire cambodgien-latin…”, écrit le Père François Ponchaud, mep, dans le livre qu’il a consacré à l’histoire de l’Eglise du Cambodge . Mais les troubles qui suivent l’invasion siamoise de 1785 et la quasi disparition de la souveraineté khmère, assujettie à l’Annam et au Siam, ralentissent l’évangélisation.

Appelé par le roi Ang Duong qui voit en lui un intermédiaire avec la puissance française, le Père Jean-Claude Miche, précédemment missionnaire en Cochinchine, est nommé en 1848 vicaire apostolique du Cambodge. Proche du roi puis de son fils Norodom, il joue un rôle important dans la signature du traité de protectorat français de 1863. La colonisation ne fera guère avancer la mission en termes de conversions, l’essentiel des catholiques du Cambodge étant des immigrés viets, et ce n’est qu’en 1957 que le premier prêtre khmer, Simon Chem Yen, est ordonné en la cathédrale de Phnom Penh. L’Eglise cependant s’implante et s’organise, ajoutant au vicariat apostolique de Phnom Penh les préfectures apostoliques de Battambang et de Kompong Cham. Mais, de 1975 a 1979, le régime de Pol Pot extermine l’Eglise cambodgienne, et ensuite l’occupant vietnamien maintient l’interdiction de la religion catholique. En 1989 le premier prêtre à rentrer au Cambodge comme travailleur social pour Caritas International est le Père Emile Destombes, mep, qui deviendra évêque de Phnom Penh. Il ne reste rien de l’Eglise, toutes les paroisses ont été rasées et les communautés exterminées – seuls quelques survivants sont dispersés dans les camps de réfugiés de la frontière thaïe. En 1990, après le retrait des troupes vietnamiennes, le nouveau gouvernement autorise le culte chrétien. L’Eglise khmère renaît de ses cendres. Si les catholiques sont peu nombreux – une trentaine de milliers de fidèles dont la majorité est viet –, l’Eglise du Cambodge est cosmopolite, jeune, dynamique et très impliquée dans l’aide aux pauvres et l’éducation de la jeunesse – comme en témoignent entre autres ces magnifiques foyers de charité missionnaire que sont la paroisse de Takeo du Père Olivier Schmitthaueusler, mep (www.amisdelariziere.com), ou encore le diocèse de Battambang qui, sous l’énergique impulsion de Monseigneur Kike Figaredo, sj, a bien mérité son surnom d’ “Eglise humanitaire” (www.battambang.net).

Contributions à la biographie de Michel Bakounine

Max Nettlau

Contributions à la biographie de Michel Bakounine

La Société nouvelle, 1896

REMARQUE INTRODUCTOIRE

Ce n’est que dans ces deux ou trois dernières années qu’une foule de documents inédits publiés pour la première fois ont commencé à élucider les parties moins connues de la vie de Bakounine, et même pour les fractions de cette vie que l’on croyait assez bien connues, une abondance de faits nouveaux et surprenants s’offrent. Ne citons, sauf les publications d’écrits théoriques d’après des manuscrits ou de rares publications, que l’étude sur ses relations avec Byelinsky (par Milioukoff), la grande correspondance avec Herzen, Ogareff et autres (publiée par Dragomanoff), la correspondance avec Georges Herwegh (de 1843 à 1849, publiée récemment par un fils du poète)1, la lettre à Celso Cerretti (Société nouvelle, 1896), les souvenirs d’Auguste Reichel (supplément littéraire de la Révolte, 1893), etc.

J’ai essayé d’établir avec ces matériaux et nombre d’autres une biographie de Bakounine qui sera surchargée de détails minutieux pour lesquels seulement un nombre restreint de personnes ont, en ce moment, un intérêt réel, et qui ne peut pas se publier en librairie pour le grand public, et que je désire reproduire moi-même en polygraphie en cinquante exemplaires (en langue allemande), dont une partie sera donnée aux bibliothèques publiques. Cependant il y a beaucoup de fragments d’un intérêt plus général, et de ceux-ci je me propose de publier de temps en temps des extraits et résumés, dans une forme plus accessible au public et laissant de côté les détails encombrants de ma biographie. Ainsi je commence avec ce que nous savons de l’origine et de l’enfance de Bakounine.

N.

I ENFANCE DE BAKOUNINE

Un hasard heureux nous a conservé le commencement d’une autobiographie de Bakounine, écrite sur 12 pages (in-4°), probablement quatre ou cinq années avant sa mort. Elle a évidemment été écrite à deux occasions. La première partie (pp. 1-4, l. 1re) contient une vraie biographie, tandis que la seconde (jusqu’à la fin de la page 12) est une description générale de l’état de la Russie sous l’empereur Nicolas, sous forme de notes écrites pour quelqu’un à qui elles sont adressées sous l’appellation de « mon cher » et qui y est tutoyé. Ce qui est advenu des pages 13 et suivantes, si elles existent, je l‘ignore.

C’est donc un commencement des fameux mémoires introuvables de Bakounine, dira-t-on ? Je ne veux pas encore discuter ici cette question sur laquelle il existe, du reste, un témoignage manuscrit inédit de Bakounine lui-même qui, le 25 octobre 1874, de Lugano, écrit à ses vieux amis de Berne : « Quant à moi, mes chers amis, retiré dans ma chère solitude de Lugano, où je me trouve fort bien parmi les miens, j’écris mes mémoires et je lis, j’étudie beaucoup. » L’écriture, cependant, du manuscrit me fait croire qu’il appartient à une époque antérieure à la date de cette lettre, mais ce serait une question à examiner de nouveau.

Voici le texte de ce manuscrit :

HISTOIRE DE MA VIE

Première partie. — 1815 (sic)-1840.

Donc je commencerai l’histoire de ma vie en citant mon acte de naissance. Je suis né le 30/18 mai 1815 (sic) dans une propriété de mon père, dans le gouvernement (province ou préfecture) de Tver, dans le district de Forjok, entre Moscou et Saint·Pétersbourg.

Mon père appartenait à l’ancienne noblesse. Son oncle, du même nom, ayant été ministre des affaires étrangères sous l’impératrice Catherine II, mon père encore enfant, âgé de huit ou neuf ans, fut envoyé comme attaché à l’ambassade russe à Florence, où l’un de ses parents, qui se charges de son éducation, était ministre. Il ne retourna en Russie qu’âgé de trente-cinq ans à peu près. Son éducation se fit et sa jeunesse se passa donc à l‘étranger. Mon père était un homme de beaucoup d’esprit, très instruit, savant même, très libéral, très philanthrope, déiste, pas athée, mais libre penseur, en rapport avec tout ce qu’il y avait alors de célébrités philosophiques et scientifiques en Europe ; et, par conséquent, en contradiction complète avec tout ce qui existait et respirait, de son temps, en Russie, où seulement une petite secte de francs-maçons plus ou moins persécutés gardait et attisait lentement, en secret, le feu sacré du respect et de l’amour de l’humanité.

Le monde de la cour de Saint-Pétersbourg parut si répugnant à mon père que, brisant volontairement sa carrière, il se réfugia pour toute sa vie à la campagne et n’en sortit plus jamais. Pourtant, il était si connu par presque tous les hommes éclairés qui existaient en Russie, de son temps, que sa maison de campagne ne se désemplissait presque jamais. De 1817 à 1825 il fit partie de la « Société secrète du Nord », précisément celle qui, en décembre 1825, fit un essai malheureux de soulèvement militaire à Saint-Pétersbourg. Plusieurs fois on lui avait proposé la présidence de cette société. Mais il était devenu trop sceptique et, à la longue aussi, trop prudent pour l’accepter, ce qui fut la cause qu’il ne partagea point le sort tragique mais glorieux de plusieurs de ses amis et parents, dont quelques-uns furent pendus à Saint-Pétersbourg en 1825 (leg. 1826), tandis que les autres furent condamnés soit aux travaux forcés, soit à l’exil en Sibérie.

Mon père avait été assez riche. Il était, comme on s’exprimait alors, le propriétaire de mille âmes masculines, les femmes n’ayant pas compte dans l’esclavage, comme elles ne se comptent pas encore même dans la liberté. Il était donc le maître de 2000 esclaves masculins et féminins à peu près, avec le droit de les vendre, de les (un mot illisible), de les faire transporter en Sibérie, de les livrer à l’armée comme recrues et surtout de les exploiter sans merci, ou, simplement parlant, de les piller et de vivre de leur travail forcé. J’ai dit que mon père était arrivé en Russie tout plein de sentiments libéraux. Son libéralisme se révolta d’abord contre cette position horrible, infâme, de maître d’esclaves ; il fit, même, quelques efforts mal calculés et mal réussis pour émanciper ses serfs, puis, l‘habitude et l‘intérêt aidant, il devint un propriétaire tranquille, comme tant d‘autres de ses voisins, tranquille et résigné à l’esclavage de ces centaines d’êtres humains dont le travail le nourrissait.

Une des causes principales du changement qui s’était opéré en lui, ce fut son mariage ; âgé de quarante ans et amoureux fou d’une jeune fille de dix-huit ans, noble comme lui, belle, mais pauvre, il l’épousa ; et pour se faire pardonner cet acte d’ég0ïsme, il s’efforça, pendant tout le reste de sa vie, de descendre à son niveau au lieu de la faire monter au sien. Ma mère était une Mouravieff, cousine germaine de Mouravieff le Pendeur, aussi bien que d‘un Mouravieff pendu. C’était une personne vaine, égoïste, et aucun de ses enfants ne l’aima. Mais nous adorions notre père qui, pendant notre enfance, fut plein de bonté et d’indulgence pour nous.

Nous étions onze enfants. Encore aujourd‘hui il me reste cinq frères et deux sœurs. Nous fûmes élevés sous les auspices de mon père, plutôt à la manière occidentale qu’à la manière russe. — Nous vivions pour ainsi dire en dehors de la réalité russe dans un monde plein de sentiment et de fantaisie, mais dénué de toute réalité. — D’abord, notre éducation fut très libérale. Mais depuis l’issue désastreuse de la conspiration de décembre (1825), mon père, effrayé de cette défaite du libéralisme, changea de système. Il s’(un mot illisible) depuis cette époque à faire de nous des sujets fidèles du tzar. C’est dans ce but qu’âgé de quatorze ans je fus envoyé en 1830 (sic) à Saint-Pétersbourg pour entrer dans l’École d’artillerie,

J’y passai trois ans et à l’âge de dix-sept ans et quelques mois, en 1832, je fus promu officier.

Quelques mots sur mon développement intellectuel et moral pendant toute cette période. En quittant la maison de mon père, je parlais assez bien le français, la seule langue qu’on m’ait fait étudier grammaticalement, un peu l’allemand et je comprenais tant bien que mal l’anglais. Du latin et du grec pas un mot, et je n’avais aucune idée de la grammaire russe. Mon père nous avait enseigné l’Histoire ancienne, par Bossuet, il me fit lire un peu de Tite-Live et de Plutarque, ce dernier dans la traduction d’Amyot. En outre, j’avais quelques notions de géographie très incertaines et très vagues et grâce à un oncle, officier d’état-major en retraite, j‘avais assez bien appris l’arithmétique, l’algèbre jusqu’aux équations du premier degré inclusivement, et la planimétrie. Voilà tout le bagage scientifique que j’emportai de la maison de mon père à quatorze ans. Quant à l’enseignement religieux, il fut nul. Le prêtre de notre famille, excellent homme que j’aimais beaucoup, parce qu’il m’apportait des pains d’épice, vint nous donner quelques leçons de catéchisme, qui n’exercèrent absolument aucune influence, ni positive, ni négative, ni sur mon cœur, ni sur mon esprit. J’étais plus sceptique que croyant, ou plutôt indifférent.

Mes idées sur la morale, sur le droit, sur le devoir, étaient conséquemment vagues aussi. J’avais des sentiments, mais aucun principe. J’aimais instinctivement, c’est-à-dire par une habitude prise dans mon enfance dans le milieu où s’était passée mon enfance, — j’aimais les bons et le bien et je détestais les méchants, sans pouvoir me rendre compte de ce qui constitue le mal et le bien ; je m’indignais et me révoltais contre toute cruauté et contre toute injustice. Je crois même que l’indignation et la révolte furent les premiers sentiments qui se développèrent en moi, plus énergiquement que les autres. Mon éducation morale était déjà faussée par ce fait que toute mon existence matérielle, intellectuelle et morale était fondée sur une criante injustice, sur l‘immoralité absolue, sur l’esclavage de nos paysans qui nourrissaient nos loisirs. — Mon père avait la pleine conscience de cette immoralité, mais, homme pratique, il ne nous en parlait jamais, et nous l’ignorâmes très longtemps, trop longtemps. — Enfin, j’avais l’esprit très aventureux. Mon père, qui avait beaucoup voyagé, nous avait raconté ses voyages. Une de nos lectures favorites, lecture que nous faisions toujours avec lui, c’était les descriptions de voyage. Mon père était naturaliste très savant. Il adorait la nature et il nous transmit cet amour, cette curiosité ardente pour toutes les choses de la nature, sans nous donner néanmoins la moindre notion scientifique. L’idée de voyager, de voir des contrées, des mondes nouveaux, devint notre idéal fixe à tous. — Cette idée continuelle, persistante, avait développé ma fantaisie. Dans mes moments de loisir je me racontais des histoires où je me représentais toujours fuyant la maison de mon père et cherchant des aventures bien loin, bien loin. Avec cela j’adorais mes frères et mes sœurs, mes sœurs surtout, et je révérais mon père comme un Dieu.

Tel j’étais lorsque j’entrai, comme cadet, à l’École d‘artillerie. Ce fut ma première rencontre avec la réalité russe.

Ici la partie autobiographique du manuscrit malheureusement finit. Je vais supplémenter ces récits par ce que j’ai trouvé autre part sur la famille et l’enfance de Bakounine, donnant des extraits rapides du premier chapitre de ma biographie où se trouvent cités les livres, etc., qui me servirent de source.

Mikhaïl-Alexandrovitch Bakounine naquit le 18/30 mai 1814, bien que souvent — et par lui-même — les années 1813 et 1815 sont données, ce que les jours de naissance de deux de ses sœurs prouvent être une erreur.

Il avait pour frères Nicolaï (1818), Ilza (1819), Paul (1820), Alexandre (1821-1893), Alekseï (1813-1882), et pour sœurs Lïuboff (Aimée) (1811-1838), Barbara (1812-1866), Tatyana (1815-1871), Alexandra (1816-1882), Sophie (1824, morte aussi). — Son père, Alexandre-Mikhaïlovitch Bakounine, né vers 1770, mort en 1854, se marie vers 1810 avec Barbara-Alexandra Mouravieff (née vers 1791, morte en 1863), la mère de Bakounine ; le grand-père de celle-ci (M.-I. Mordvinoff, 1730-1782) avait deux filles, dont une se maria avec N.-N. Mouravieff, le père de Mouravieff le Pendeur, l’autre épousa le conseiller d’État A. Mouravieff et le mère de Bakounine fut sa fille.

Quant à la famille du père de Bakounine, la tradition, telle qu’elle est reproduite dans les ouvrages de généalogie russe, lui donne une origine transsylvanienne. Un certain Zenislav serait venu en Russie sous le règne d’Ivan le Grand, provenant de la famille de Bator, etc., et dans le blason de la famille Bakounine se trouvent deux Hongrois ; donc la tradition peut être bien une explication postérieurs de ce blason ; du reste, je n’ai ni connaissances, ni loisir, ni même intérêt d’élucider cette question. On mentionne Ivan Bakounine au XVIe siècle, puis Eudokine, Nikifore (1623) ; un petit-neveu de celui-ci est Mikhaïl-Ivanovitch Bakounine (sous le règne de Pierre Ier), son fils Basile-M. Bakounine (mort en 1766, le grand·père de M. Bakounine) ; un des fils de celui-ci fut Pierre cadet (1731 ou 1734-1786), le diplomate, membre du collège des Affaires étrangères (1780-1783) ; un autre fils fut Mikhaïl-V. Bakounine (mort vers 1806), le grand-père de M. Bakounine (marié avec Liouloff Petrovna, morte vers 1815).

Ou Bakounine se trompa sur l'âge de son père ou celui-ci retourna en Russie avant l’âge de trente-cinq ans (1805) : il se maria âgé de quarante ans et ce fut en 1810. Car déjà en 1800 A.-Ch. Vestokov le visite à Priamoukhino. Il fut, à la dernière époque de son séjour à l'étranger, attaché à l’ambassade russe de Naples où il vit d’assez près les événements violents de l’époque. Sur sa participation au mouvement décembriste je ne trouve de renseignements que dans la Vie de Mouravieff le Pendeur, par D.-A. Kropotoff (1874), qui le montre sous une lumière assez réactionnaire, désabusé déjà par ce qu'il avait vu en Italie ; mais il faut attacher plus de foi à ce que dit Bakounine qu’aux souvenirs de ce Mouravieff, alors impliqué lui-même dans les sociétés secrètes, mais auquel le vieux Bakounine, connaissant son caractère abominable, ne crut peut-être pas bon de dire toute sa pensée. Autrement, même dans ce livre et partout ailleurs, on parle avec la plus grande estime de A.-M. Bakounine ainsi que de toute la famille. (Voir les descriptions enthousiastes de Stankievitch, qui l'appelle « l’idéal d'une famille) », de Ryelinski, etc. ; voir ce qu’écrit Tourgueneff dans une lettre de 1862 : « Tous les vrais négateurs que j’ai connus, tous, sans exception, Byelinski, Bakounine, Herzen, Dobroliouboff, Spyeschuyéeff, etc., provenaient de parents relativement bons et honnêtes et c’est d’une grande signification. Cela ôte aux négateurs toute ombre d’acharnement et d’irritablité personnelles. Ils entrent dans leur carrière seulement parce qu’ils ont plus soin de l'avancement de la vie populaire... »)

Le romancier russe Luzhetchnikoff (1794-1869) qui, à l’époque de la rentrée de Bakounine à la maison paternelle — après avoir donné sa démission comme officier — et dans les années suivantes vit le cercle de la famille de Bakounine et de ses amis au village de Priamukhino, le décrit ainsi : « Dans un des coins du gouvernement de Tver il y a un morceau de terre — Poushkine a vécu quelque temps dans sa vicinalité, chez un propriétaire du nom de Vulf — sur laquelle la nature concentrait tous ses soins affectueux, en le rendant charmant avec tout ce qu’elle peut donner dans un pays où il y a sept mois d’hiver. Dans ce pays pittoresque le fleuve coule plus vif, les fleurs et les arbres sont plus luxuriants et il faut plus chaud que dans les parties voisines. Aussi la famille qui y demeure est pour ainsi dire marquée par des facultés de l’esprit. Comme le cœur lui bat vivement, comme esprit et talents s’y trouvent réunis, comme il y a abondance de tout ce qui est bon et noble ! Le peintre, le musicien, l’auteur, le professeur, l’étudiant ou l’homme bon et honnête tout simple y sont traités avec égalité, sans distinction d’état et de naissance. Il m’a paru même qu’ils donnaient la première place aux pauvres. Les visiteurs, qui sont toujours nombreux, ne se sentaient pas comme des hôtes, mais comme appartenant à la famille. L’âme de la maison, ce fut sa tête, le patriarche du district. Comme il fut bon, ce vieillard majestueux, âgé de près de soixante-dix ans, avec son visage souriant, ses cheveux blancs tombant sur ses épaules, les yeux bleus qui ne voyaient rien comme chez Homère, mais avec l’esprit pénétrant, — dans le cercle de jeunes gens qu'il aimait avant tout et qu'il n’inquiétait pas par sa présence. Nul discours libre ne fut interrompu par son arrivée. On oubliait son âge grand, on s’était habitué à sa bonté et à son esprit.

« Il avait étudié à une des universités italiennes, grandes en leur temps, n'avait pas été longtemps au service de l’État, n'ambitionnant pas d’honneurs que sa naissance et ses convictions lui rendaient accessibles, et assez jeune encore il vint vivre dans son village, à l’ombre des cèdres qu'il avais plantés lui-même. Deux fois seulement les devoirs d'un maréchal de la noblesse du gouvernement et d'un curateur honoraire du lycée l’arrachèrent à son asile de campagne. Il aimait tout ce qui est beau, les enfants au berceau comme l’étreinte tendre d'une main de femme et le repos éloquent du tombeau. Ce qu’il aimait, sa femme l’aimait aussi, une femme intelligente, agréable ; les enfants l’aimaient aussi, fils et filles. Jamais une famille n’a vécu avec plus d’harmonie... »

Nous y trouvons une appréciation plus favorable de la mère de Bakounine ; cependant, ce que celui-ci écrit sur elle, n’est pas une remarque accidentelle, mais il est confirmé par d’autres témoins que ce fut une opinion enracinée et sans doute fondée sur une meilleure connaissance que l’éloge cité. Ainsi, M. Auguste Reichel écrit : « D’après des appréciations qui, rarement, s’échappèrent de sa bouche, je puis seulement dire qu’il vouait à son père une estime et un amour sans bornes et qu’il ressentait pour sa mère une aversion aussi prononcée, qui même, d’après sa propre expression, se haussait jusqu’à la haine. Il n’eut encore avec ses frères et ses sœurs aucun rapport d’affection, et ce ne fut que pour son frère Paul, plus jeune que lui, et pour sa sœur Tatiana qu’il conçut et garda une cordiale sympathie. » De même André Costa, dans sa biographie (1877), basée dans cette partie sur des récits de Bakounine lui-même, rapporte l’orgueil aristocratique de la mère, ses préjudices et son influence sur son mari. Quant aux sentiments de Bakounine pour ses frères et sœurs, racontés par Reichel, ils datent d‘une époque postérieure, quand la vie avait déjà fait connaître dans quel degré il fallait compter sur leur solidarité : sur cela il y a de nombreux témoignages dans les lettres à Herzen et à Ogareff.

Sur la vie d’enfance de Bakounine je n’ai pas trouvé d’autre information que celle contenue dans une nécrologie russe, un feuilleton de grand journal — je n’en ai eu en mains que la coupure, peut-être est-ce Russkii Mir ? — où il est dit : « Dès l’enfance se montrèrent en lui les commencements d’un caractère fort, d’une volonté ferme et en même temps une inclinaison vers des rêveries sans but, maladives. On raconte que déjà dans la maison paternelle il composa des représentations de grands faits, se donnant le rôle de premier héros, de chef. On dit que dès sa première jeunesse il s’enfuit souvent de la maison paternelle et qu’il donna à sa fuite un coloris romantique, en l’adornant de divers détails. Cette passion pour des voyages secrets dans le gouvernement de Tver inquiéta d’abord son père ; plus tard il devint indifférent envers ces excentricités de son fils et quand on lui fit part d’une nouvelle fuite de son fils, il donna paisiblement l’ordre de lui envoyer une fourrure et de bons souliers, acceptant la fuite même comme un fait inévitable, quoique singulier. »

Ces observations coïncident avec ce que Bakounine raconte plus haut, avec cette différence que ce que lui-même donne pour des pensées et des intentions, l’auteur inconnu le donne pour des faits arrivés. Cette différence est immatérielle ; mais des deux témoignages la tendance de ces rêves de jeunesse reste établie.

Combien notre connaissance du développement intellectuel ainsi que de la vie extérieure de Bakounine serait plus riche s’il avait continué sur les neuf pages suivantes du manuscrit ces indications précises des trois premières pages. Mais suivant son habitude, dès qu’il subdivise un sujet, la première subdivision risque de devenir le sujet principal, jusqu’à ce qu’elle soit divisée de nouveau et que la même chose se répète jusqu’à ce que toute proportion est perdue et souvent le manuscrit abandonné.

Je ne peux donc que reproduire ici les pages 4 à 12 du même manuscrit, intéressantes en elles·mêmes, mais une maigre compensation pour une autobiographie. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

« Ah ! mon cher, jamais un homme né dans un des pays de l’Europe occidentale, même un Français faisant son éducation politique sous le régime de Napoléon III, ni un Prussien faisant son apprentissage de citoyen libre sous M. de Bismarck, ni un Italien soumis au joug autrichien, ni un Espagnol sujet des Bourbons, d’IsabeIle et de Narvaez, ne pourront se former une idée de ce que c’était que la réalité russe sous le régime de l’empereur Nicolas !

Pour t’en donner une faible idée, je dois te rappeler que l’avènement au trône de l’empereur Nicolas avait été signalé par la répression d’un mouvement insurrectionnel militaire qui avait été préparé de longue main par une large conspiration nobiliaire. C’est ce que nous appelons la conspiration de décembre, non qu’elle ait commencé dans ce mois, mais parce qu’elle a échoué en décembre. Je l’appelle nobiliaire, non pour son programme, qui était au contraire très démocratique, voire même socialiste sous beaucoup de rapports, mais parce que la presque totalité de ses membres étaient de jeunes gens appartenant à la classe nobiliaire et constituant pour ainsi dire la fine fleur de la jeunesse intelligente de ce temps. C‘est ce qui avait fait dire au comte Rostoptchine, ci-devant général-gouverneur de Moscou, le même qui avait fait brûler cette ancienne capitale de l‘empire, en 1812, pour en faire sortir Napoléon avec sa grande armée, et qui était un homme très intelligent et très réactionnaire à la fois, c’est, dis-je, ce qui lui avait fait émettre alors une observation qui était aussi caractéristique que juste :

« On a vu des nobles faire une révolution pour s’emparer du pouvoir, a-t-il dit, on a vu la démocratie se soulever contre les privilèges de l’aristocratie. Mais il faut venir et vivre en Russie pour voir des privilégiés et des nobles faire une révolution n’ayant d’autre but que la destruction de leurs privilèges. »

Et tel avait été, en effet, le but principal de la conspiration décembriste. Il y avait deux sociétés : celle du Nord et celle du Midi. La première, embrassant Pétersbourg et Moscou et composée en majeure partie des officiers de la garde, était beaucoup plus aristocratique et plus politique, dans le sens de la puissance de l’État, que la seconde. Les Mouravieff, cousins germains de ma mère, y compris Mouravieff le Pendeur, en faisaient partie. Les membres de la société du Nord voulaient aussi l’émancipation des paysans, mais ils étaient en même temps les partisans du grand empire, dont ils voulaient l’intégrité, la puissance, avec une constitution libérale, naturellement nobiliaire, mais de fait, non de droit, de même qu’aujourd’hui la république démocratique de la Suisse est bourgeoise, non de droit, mais de fait. Préoccupée de la grandeur de l‘empire, la société du Nord était contraire à l’indépendance de la Pologne.

La société du Midi, embrassant toute la Russie méridionale et ayant la ville de Kiev pour centre, était plus franchement révolutionnaire et tout à fait démocratique. Elle l’était non à cause du caractère particulier des habitants du Midi, puisqu’elle était essentiellement composée d’officiers de l’armée, dont la grands majorité étaient également natifs de la Grande-Russie, mais, parce que ces officiers étaient d’abord des officiers de l’armée, non de la garde, et parce qu’ils avaient à leur tête des hommes supérieurs : les colonels Mouravieff-Apostol, Destoujeff-Rumin, et un homme de génie : le colonel d’état-major Pestel.

Pestel était fédéraliste et socialiste dans ce sens qu’il ne se contentait pas seulement de revendiquer pour les paysans l’émancipation du servage, la liberté personnelle ; il demandait pour eux la propriété de la terre. En outre, il voulait la transformation de l’Empire en une fédération de provinces, en une république fédérative, comme les États-Unis de l’Amérique. Loin de méconnaître les droits de la Pologne à l’indépendance, ils cherchèrent à s’allier aux révolutionnaires polonais, ce qui leur attira la critique et même la colère de la société du Nord. Il y eut même à plusieurs reprises des pourparlers entre Pestel, Mouravieff-Apostol et Destoujeff-Rumin et les délégués polonais, dont j’ai oublié les noms, excepté un seul : le prince Jablonowski2.

Voici ce qu’un écrivain polonais contemporain, fort estimé par las Polonais de tous les partis, mais du parti démocratique surtout, historien et acteur en même temps de l’insurrection de 1830 et de la conspiration qui l’avait précédée, voici ce qu’il dit de ces rencontres entre les délégués polonais et russes, dans son histoire de cette révolution polonaise :

« Il fut convenu que les délégués moscovites ont apporté dans cette rencontre avec les délégués polonais une profonde connaissance des choses et une parfaite bonne foi, tandis que nos délégués polonais n’y apportent que leur légèreté et de vains subterfuges. »..... « Chose inouïe et qui est digne d’être conservée dans les annales des peuples slaves : tandis que les révolutionnaires polonais n’avaient d’autres préoccupations que la reconstitution de l’antique État polonais, les révolutionnaires russes, au contraire, voulaient précisément la destruction de leur Empire. »

Pestel, Mouravieff-Apostol et Destoujeff-Rumin étaient non seulement de grandes intelligences, c’étaient aussi de grands caractères. Pendus tous les trois à Pétersbourg, en 1826, ils moururent comme des héros, sans phrases. Ils eurent pour compagnons de supplice le poète Rylseff, le membre le plus avancé de la société du Nordf, et le polonais Kochanowski. Quelques jours evant son exécution, Pestel avait reçu la visite de son père, général-gouverneur de la Sibérie, une grande canaille, brutal, voleur, assassin, enfin ce qu’on appelle un bon serviteur du tsar. Il vint dire des injures à son fils, qui ne daigna pas même lui répondre. Une seule fois, lorsque son digne père lui avait adressé cette question : « Eh bien, dis donc, que pensiez-vous, qu’auriez-vous fait si vous aviez bouleversé l’Empire ? » Pestel lui répondit : « Nous aurions délivré la Russie de monstres comme vous. »

Le supplice du gibet n’étant pas habituel en Russie, le bourreau, en exécutant nos chers martyrs de la liberté, ces précurseurs de notre œuvre à nous, se montra excessivement maladroit.La corde mal arrangée avait glissé sur le visage de Pestel. Il retomba par terre terriblement meurtri ; et voici les seuls mots qu’il prononça pendant que le bourreau lui préparait une corde nouvelle :

« On ne sait pas même pendre en Russie ! »

Tu demanderas sans doute : Comment des hommes pareils ont pu naître et se développer en Russie, au milieu d’une classe nobiliaire qui n’avait d’autre tradition que la servilité la plus abjecte vis-à-vis des tsars et le despotisme le plus barbare vis-à-vis des paysans ses esclaves, et dont tous les intérêts, toute l’existence étaient contraires à la liberté et à l’humanité ? Qu’il se soit trouvé une ou même plusieurs exceptions, il n’y aurait rien d’étonnant, mais que plusieurs centaines d’individus, nés dans le privilège, vivant du privilège, et occupant des positions plus ou moins brillantes et lucratives dans la société, se sacrifient, s’immolent pour tuer le privilège et pour émanciper leurs esclaves, voilà ce qui ne s’est jamais vu dans aucun pays et ce qui a été une réalité en Russie. Comment expliquer ce phénomène étrange ?

Eh bien, moi je l’explique par la fraîcheur barbare de leur nature. Ils n’ont pas été dépravés par un long exercice de la civilisation bourgeoise de l’Occident, et ils n’ont pas eu le temps de se blaser sur elle, car ils n’en ont jamais vu le. . . . . .3 Vivant au milieu de la barbarie, entourés de barbares, cette civilisation leur est apparue de son côté le plus sublime, le plus grandiose, cachant à leurs yeux son côté mesquin, quotidien, si bien connu des peuples occidentaux de l’Europe ; elle leur est apparue comme une nouvelle religion, comme le culte de l’humanité. Elle les a enflammés et en a fait des martyrs et des héros. La première formation de la conspiration décembriste date de 1816, époque du retour de notre armée en Russie, après la chute de Napoléon. Dans leurs campagnes à travers l’Allemagne et la France, les jeunes officiers russes avaient été en rapports fréquents avec les étudiants allemands membres du « Jugendbund » et avec les représentants du libéralisme français, voire même d’anciens républicains. Ils en importèrent les idées en Russie, et ces idées, grâce à un sol vierge, s‘y développèrent même avec plus d’énergie que dans les pays où elles avaient pris naissance. C’est ainsi qu’en Espagne, je suis convaincu, l’Association internationale prendra un caractère plus énergique, plus grandiose que partout ailleurs en Europe.

Pendant dix ans, de 1815 à 1825, il y eut une véritable naissance à la vie politique et sociale, à l’humanité, au sein de la société nobiliaire en Russie. Jusque-là la noblesse russe, caste bureaucratique héréditaire, esclave volontaire du tzar et propriétaire féroce des esclaves qui travaillaient sur ses terres, n’avait été rien, depuis le commencement de son histoire, qu’une vile brute, privée de toute idée, noyée dans les plus stupides préjugés, et dans la double honte d’un servilisme infâme et d’un despotisme atroce. Jamais jusque-là elle ne s’était révoltée contre les tzars, et c’est là surtout ce qui constitue la profonde différence qui a toujours existé entre le développement de la vie politique en Russie et en Pologne.

Le fond de l’histoire polonaise et de l’histoire russe est le même : c’est l’esclavage des paysans. Car les Polonais auront beau dire le contraire, il est certain que leurs paysans ont été des esclaves au même degré que les nôtres, et on peut même dire, sans manquer à la vérité et à la justice, que le mépris de leur noblesse pour la masse asservie des paysans, pour ces malheureux chlopy (serfs), fils de Cham (Chamy), était encore plus arrogant que celui de la noblesse russe pour les siens. Il y a eu seulement cette différence énorme, essentielle entre les deux pays, qu’en Pologne l’esclavage des paysans a servi de fondement à l’institution de l’indépendance, de la liberté, de l’anarchie nobiliaire ; tandis qu’en Russie, dans l’État moscovite, l’esclavage des paysans devint la base de l’esclavage nobiliaire, de la puissance du tzar, de l’État. En Pologne, les rois toujours muselés et pour ainsi dire muselés par la puissance collective de la noblesse, s’étaient efforcés à plusieurs reprises, suivant en cela l’exemple des monarques de l’Occident, de s’allier avec les paysans contre les nobles, mais toujours en vain. En Russie, au contraire, depuis la fondation de l’Empire moscovite, jusqu’en 1815, toute l’institution politique a été basée sur l’alliance la plus étroite des intérêts de la noblesse propriétaire avec les intérêts du tzar. Les boyards russes étaient des esclaves volontaires, zélés, absolument dévoués et toujours voleurs du tzar, à condition que ce dernier respectât la tyrannie absolue vis-à-vis de leurs serfs.

De là deux résultats, deux contrastes naturels :

Le premier, c’est que la noblesse polonaise participa de bonne heure, plus ou moins, à la civilisation de l’occident de l‘Europe, avec laquelle elle était d’ailleurs reliée par le catholicisme romain.

La liberté est comme l’air, elle vivifie tout. Même exclusive et fondée sur l’iniquité, elle porte des fruits. La noblesse polonaise était fière, chevaleresque et jalouse de sa liberté. Le patriotisme et les vertus civiques fleurirent surtout au milieu de la moyenne et de la petite noblesse, composée de deux ou trois millions d’âmes, et que l’historien polonais Lelewel appelle la démocratie nobiliaire, en l’opposant ainsi à l’oligarchie nobiliaire des plus riches et des plus puissants seigneurs. La Pologne eut de bonne heure une littérature originale et des mœurs civilisés, mêlés d’ostentation et de sauvagerie asiatique, — la noblesse russe était par contre ce que sont toujours les esclaves : bête, ignorante, brutale, voleuse et servile.

Le second contraste est celui-ci : En Pologne, toute la vie, tout le mouvement politique, les luttes pour l’indépendance et pour la liberté s’étaient concentrés dans la classe nobiliaire. Depuis 1042, époque de la dernière révolte des paysans polonais contre leurs seigneurs et contre le christianisme, qui leur fut imposé comme la religion des seigneurs, le peuple de la Pologne, muselé par le joug de l’aristocratie et démoralisé intérieurement par le poison héréditaire de l‘enseignement et du culte catholiques, ne se révolta plus jamais. En Russie ce fut tout le contraire. La noblesse fut une esclave intéressée, volontaire. Les paysans se révoltèrent toujours et continuent encore de se révolter, — d’où il résulte clairement que tout l’avenir du monde russe est en eux, — vérité incontestable et que je crois avoir suffisamment développée dans mon discours de Berne sur la Russie ; je t’en ai donné plusieurs exemplaires.

La civilisation occidentale introduite réellement en Russie par les réformes despotiques de Pierre le Grand, — despotiques et aussi brutales que le monde qu’elles tendaient à transformer, — cette civilisation que le tzar réformateur avait importée chez nous, non en vue de l’humanité, mais seulement en vue de la constitution et de la consolidation de l’État, resta longtemps une chose tout à fait extérieure et pour ainsi dire morte. Le tsar avait bien forcé les boyards à raser leurs barbes, à fumer le tabac, et à montrer leurs femmes et leurs jeunes filles en public. Il avait enlevé violemment des jeunes gens aux familles et les avait envoyé à l’étranger pour y faire leurs études, mais tout cela ne fit que changer extérieurement la vie sociale de la noblesse en Russie, laissant intacte la barbarie intérieure des familles. Les nobles les plus rapprochés de la cour, leurs fils et leurs filles, finirent par apprendre les langues étrangères et par parler le français, surtout comme on le parlait à Versailles, c’est-à-dire comme des perroquets, — finirent par singer les toilettes, les manières, le jargon et les coutumes de l’aristocratie européenne, — tout en restant de lâches valets, des esclaves, des bourreaux, des barbares, et mille fois plus ignobles encore dans cet accoutrement occidental.

Pourtant cette civilisation, quoique importée uniquement dans un but de puissance politique, finit par introduire en Russie autre chose que des formes, — elle lui apporta la grande littérature, la philosophie humanitaire du XVIIIe siècle. Grâce à ce besoin sexuel et politique de coquetterie qui constituait le caractère de l’impératrice Catherine II, amie et correspondante de Diderot, de Voltaire, et qui tenait beaucoup à se faire passer pour un esprit fort, pour une amie zélée de la civilisation et de l’humanité, toutes les œuvres marquantes de ce siècle, les œuvres de Volfaire et l’Encyclopédie, et bien d’autres livres français et allemands furent traduits en russe. Catherine pratiqua cette littérature nouvelle et la mit à la mode. Beaucoup de ses courtisans ne s’en occupèrent que pace que l’impératrice le voulut. On était philosophe comme on était bourreau, par servilité. Mais il se trouva parmi les lecteurs de ces œuvres un groupe d’hommes, d’abord fort peu nombreux, qui les lut autrement, pour qui l’idée lumineuse de ce siècle, l’idée de l’humanité remplaçant la divinité, fut une révélation et devint la base, le principe de la vie, — une religion nouvelle. Ces hommes, parmi lesquels je citerai Novikoff, l’homme principal, l’initiateur enthousiaste de ce groupe, se transformèrent en propagandistes, en apôtres. Ils furent les vrais créateurs de la littérature russe. Ils envoyèrent à leurs frais des jeunes gens en Europe, pour les y faire étudier, dans un autre but que celui de l’État, entre autres l’historien russe Karamain, qui, plus tard, tournant le dos à ses généreux protecteurs, s‘était rallié aux grands intérêts de l’État et fut pour ainsi dire le créateur du patriostiome officiel et de (la) rhétorique patriotique, mais qui fut en même temps le premier, en Russie, qui écrivît une prose humaine.

Ils firent pénétrer leur influence dans les universités de Pétersbourg et surtout dans celle de Moscou, qui dès lors devint un centre de propagande humanitaire. Suivant l’exemple des propagateurs contemporains de la même idée en Europe, ils s’étaient organisés en loge maçonnique dans laquelle la vanité et la curiosité attiraient beaucoup de monde, beaucoup d’hommes influents, riches et titrés, ce qui augmenta naturellement leurs moyens d’action, leur puissance. À la fin, Catherine II, qui malgré ses dehors de libéralisme et sa putainerie sexuelle aussi bien que politique, était une franche despote, s’en émut. On ferma la loge, on persécuta horriblement Navikoff et les autres. Mais la chose était faite, le grain était semé et ne pouvait manquer de porter ses fruits, sur un terrain riche et vierge, comme l’était l’intelligence russe.

Du commencement de ce siècle jusqu’à 1812, ce fut une période de préparation, de gestation et de développement inaperçu, mais puissant. L’invasion de Napoléon en 1812 réveilla et bouleversa tout l’empire. Ce fut un immense bonheur pour la Russie. L’État, pour se défendre, s’était vu forcé d’en appeler à chacun, à la noblesse, au clergé, à la bourgeoisie des villes, aux esclaves des campagnes. Chacun se sentit renaître en se reconnaissant nécessaire. Ce fut le premier souffle de vent libre qui passa sur cet empire d’esclaves. Depuis 1812, les paysans recommencèrent de nouveau à réclamer leur liberté et leurs terres. Quant à la jeunesse nobiliaire, entraînée par la guerre en Europe, elle en retourna transformée, libérale et révolutionnaire. Une immense propagande commença dès lors dans toutes les villes, dans toutes les garnisons, dans toutes les maisons nobiliaires en Russie. Les femmes y participèrent enfin, et avec une passion infinie. Ce fut le premier acte de leur émancipation intellectuelle, morale et sociale. La noblesse russe, d’esclave ignoble, de brute et de despote barbare qu’elle avait été jusque-là, s’était transformée comme par miracle en un propagateur fanatique de l’humanité et de la liberté.

Développé au milieu de ce foyer généreux et ardent, notre grand poète Pouchkine nous donna une poésie humaine. Il transforma définitivement notre langue et devint un des plus puissants instruments de la civilisation nouvelle en Russie. Au reste, caractère fougueux, mais faible et indéterminé comme le sont presque toujours les artistes, après avoir longtemps frondé le pouvoir, il avait fini par se réconcilier avec l’empereur Nicolas, qui en avait fait un chambellan de sa cour. Mais son nom n’en reste pas moins populaire et s‘identifie avec le réveil de la vie en Russie.

Tel fut le monde nouveau, plein d’essor et de sève que l’empereur Nicolas, dès le premier jour de son règne, dut combattre. La réaction qui suivit la répression du soulèvement de décembre fut horrible. Tout ce qu’il y avait d’humain, d’intelligent, de bon, de libre, fut détruit, écrasé, — tout ce qu’il y avait de canaille, de brutal, de rampant, de cruel et de vil monta au trône avec l’empereur Nicolas. Ce fut une destruction (un mot illisible) systématique, complète de l’humanité au profit de la brutalité et de toutes les stupidités et vilenies possibles. Et c’est au milieu de cette réalité nouvelle, ou plutôt ancienne, mais restaurée, renouvelée et renforcée par la main de fer de l’empereur Nicolas, qu’enfant de quatorze ans, j’étais comme cadet à l’École d‘artillerie.

Extirper jusqu’aux derniers germes de l’esprit libéral dans la société russe, écraser jusqu’à la moindre velléité d’indépendance de sentiments et de pensée dans ses sujets, tel fut le souci principal, l’idée fixe de l’empereur Nicolas, pendant les trente terribles années de son règne. Pour cela il y avait deux moyens : d’abord, la persécution impitoyable de tout ce qui, après la catastrophe de décembre, restait encore d’honorable et d’intelligent en Russie, et ensuite le libre essor donné et la protection accordée à tout ce qui était bas, cruel et brutal, servile et rampant dans ce malheureux pays ; c’était de tuer la nouvelle Russie et de faire revivre l’ancienne. L’empereur Nicolas avait à choisir entre les libéraux et les voleurs de l’État et du peuple, — il choisit naturellement les voleurs. Sous son règne, la canaille bureaucratique remplit tous les recoins de l’empire, pillarde, oppressive, brutale et cruelle pour tout ce qui était en bas, rampante et servile, mais toujours voleuse pour tout ce qui se trouvait en haut, — en un mot, la bureaucratie qu’on rencontre dans tous les pays despotiques, mais seulement doublée de naïveté barbare et d’hypocrisie byzantine.

Sous le règne de l’empereur Nicolas on étouffait en Russie. Toute pensée humaine y était proscrite. Malheur à celui qui osait seulement murmurer contre les infamies commises chaque jour par les satrapes du tsar, — il était immédiatement écrasé. Malheur à celui qui osait penser autrement qu’il n’était ordonné de penser, il disparaissait aussitôt. C’était le règne de la terreur transformée en règle quotidienne de l’administration et du gouvernement.

Tout ce que la société russe avait gagné en civilisation humaine sous Alexandre Ier, elle le perdit sous le règne de l’empereur Nicolas. Tout ce qu’il y avait eu de meilleur, la fleur de la jeunesse nobiliaire, au nombre de quelques centaines d’individus, avaient été enterrés en Sibérie. Le peu qui en restait, …

(Ici se termine la douzième page du manuscrit dont la suite m’est inconnue.)

MICHEL BAKOUNINE

Il y a peu à dire sur cette partie du manuscrit ; le même sujet se trouve plus élaboré dans le livre de Herzen : Du développement des idées révolutionnaires en Russie, par Islander (Paris, Nice, 1851, XV, 176 pp.), dédié « à notre ami Michel Bakounine » et qui a été étudié depuis dans toutes ses parties en de nombreuses publications, articles, mémoires, etc.

N.

  1. ↑ Dans une de ces lettres, écrite à Berlin en l’été de 1848, nous trouvons, ce qui est, à notre connaissance, la première observation directement anarchiste qu’on a découverte jusqu’ici. Après avoir fait l’éloge du discours bien connu de Proudhon du 31 juillet, il remarque que, malgré cela, si Proudhon arrivait au gouvernement, nous serions probablement forcés de le combattre, car, en somme, lui aussi a son petit système derrière lui. « Du reste, ajoute Bakounine, le temps de la vie parlementaire, des assemblées et constituantes est passé et l’intérêt pour ces vieilles formes n’existe plus ou n’est que forcé et imaginaire.
     « Je ne crois pas à des constitutions et à des lois ; la meilleure constitution ne saurait pas me satisfaire. Nous avons besoin d’autre chose : de la tempête et de la vie et d’un monde nouveau, sans lois, et par cela même, libre (eine neue, gezetzlose und darum freie Welt). (V. 1848, Briefe von und am Georg Herwegh, Munich, 1896, p. 23.)
  2. ↑ Ce furent Severin Krygzanowski, le prince Antoine Jablonowski et Grodecki.
  3. ↑ Deux mots illisibles

L'État totalitaire

Luigi Sturzo

L'État totalitaire

(1938)




Note

Luigi Sturzo (1871-1959) fut un prêtre catholique et un des fondateurs du Parti Populaire (1919) en Italie. L’essai qu’on présente ici fut publié d’abord en espagnol en 1935 et en anglais en 1936. L’analyse de l’état totalitaire est impressionnante pour sa clarté et lucidité. Plus en général cet écrit fait beaucoup réfléchir sur la nature anti-humaine de la forme d’organisation dénommé « état national ».






L'idée d'État appartient à l'histoire moderne. Au Moyen Âge on ne parlait pas d'État, mais de royaumes et de rois, d'empires et d'empereurs, de seigneurs et de vassaux, de villes et de républiques. Si on voulait spécifier la nature du pouvoir, on disait pouvoir séculier, pour le distinguer du pouvoir spirituel ou l'y opposer. Les peuples étaient nommés nations; les classes, corporations ou guildes; le mode de vie sociale était appelé communauté ou université. Chaque groupe social avait sa vie, ses libertés, ses privilèges et ses immunités; l'ensemble social avait son mouvement comme un monde vivant de monades, dans une sorte d'harmonie préétablie à la Leibniz, ou, certes, l'harmonie était préétablie, mais n'était pas toujours effectivement établie. La base juridique de ce monde médiéval était contractuelle, de caractère privé et personnel. Même les rapports entre le peuple ou la nation et le roi ou l'empereur étaient connus comme un contrat ayant pour objet le lien mutuel de fidélité et de loyauté; le roi était tenu de respecter les lois communes et les privilèges des particuliers et des groupements; et ceux-ci devaient fidélité et appui a la personne du roi.

L'idée de l'État considéré comme entité de droit public, placé au-dessus de la communauté, n'existait pas à cette époque. Il faut arriver à la Renaissance et passer par la Réforme et la Contre-Réforme pour que l'idée d'État se dessine et s'impose aux habitudes mentales et qu'on puisse en tenir compte comme d'une réalité effective.

En Angleterre, ou le sens du concret l'emporte sur les habitudes de la pensée abstraite et ou, mieux qu' ailleurs, on entretient les vestiges du passé, on parle beaucoup moins de l'État et bien plus de la Couronne, du Parlement ou, plus couramment, de la «Maison des Communes» ou de la «Maison des Seigneurs», de l'Empire et du «Commonwealth », comme si subsistait encore là un peu de l'âme du Moyen Age. C'est seulement lorsqu'on parle de «Church and State» que le mot «État» revient couramment; mais l'expression de «Church and State» est tout à fait moderne; au Moyen Age on parlait plutôt de royaume et sacerdoce, ou de papauté et empire, de pouvoir séculier et pouvoir spirituel.

Ainsi que tous les mots créés par la carence de ce qu'ils expriment, le mot «État» prit naissance en Italie pour exprimer l'idée de «stabilité», au moment précis de la Renaissance ou dans les petites principautés, duchés et marquisats existants, ou même pseudo-républiques (à l'exception de Venise), ce qui faisait défaut c'était justement la stabilité du pouvoir, la certitude des frontières et la sécurité de l'indépendance. Mais comme on parle de «lucus a non lucendo» note: cela indique une contradictio..., on parle alors d'«État» en Italie.

Tout était à faire, alors que les vieilles républiques tombaient, les peuples s'agitaient, les Espagnols et les Français faisaient la guerre en Lombardie, à Rome, à Naples et en Sicile. L'idée de pouvoir-force, soit contre l'Église très puissante, soit contre les voisins jaloux ou les étrangers envahisseurs, soit contre les sujets rebelles, s'imposa comme le seul moyen susceptible d'assurer la stabilité aussi bien à l'État qu'à son chef, particulièrement si celui-ci était un usurpateur, ce qui était fréquent. La personnification de l'État dans le prince représenta la première manifestation de l'idée d'État et trouva son théoricien en Machiavel.

Celui-ci inventa, en politique, la « vérité effective» verità effettuale, appelée plus tard «raison d'État», de même que, au siècle dernier, on inventa le mot «realpolitik» ou politique réaliste. La chose signifiée est identique. La fin cherchée par le dominateur est la règle à laquelle sont subordonnées les fins particulières des sujets. Les moyens n'ont pas beaucoup d'importance; mieux s'ils sont honnêtes; s'ils ne le sont pas, pourvu qu’ils soient utiles, ils ne sont pas à exclure. La religion est utile pour imposer une contrainte aux peuples; la morale aussi en vue du bien-être général; mais au-dessus de la morale et de la religion il y a la politique, entendue au sens d'art de dominer, de demeurer fort et d'étendre sa puissance. Machiavel ne prend pas plaisir au crime, mais si le crime donne le succès, Machiavel en admire les effets.

Hier comme aujourd'hui, beaucoup sont d'accord avec Machiavel, mais ils se gardent de l'avouer; au contraire, ils prennent soin de masquer leur attitude immorale sous les voiles, (souvent transparents) de la fatalité historique, du moindre mal, de l'avantage national et même de l'utilité religieuse. Machiavel ne déguisa pas sa pensée derrière ces voiles hypocrites et il érigea en théorie le triomphe de l’utile, conçu comme exigence prépondérante de l'État.

De Machiavel à Luther, le saut est a peine sensible. Luther plaça tous les pouvoirs, même ecclésiastiques, dans les mains du prince, qui demeura ainsi exempt de freins et de contrôles de la part de l'Église comme de celle du peuple. Machiavel avait subordonné les fins de la religion aux fins de l'État, personnifié par le prince. Luther fit davantage: en vertu de la théorie du self arbitre, il détacha la morale de la foi et il abandonna la morale tout entière et l'organisation religieuse aux mains de l'autorité séculière. Les princes allemands furent ravis de réunir tous les pouvoirs dans leurs mains, d'autant plus que les pouvoirs ecclésiastiques étaient alors très étendus et très profitables du point de vue fiscal. Tous les princes réformés en firent autant. Les autres, les princes restés fidèles à Rome, tout en respectant (jusqu'à un certain point) l'autorité du pape, s'attribuèrent de telles libertés en matière de droit ecclésiastique et de régime fiscal qu'en somme ils ne firent que rivaliser avec les princes dissidents. C'était l'esprit du temps.




L'expérience de presque un siècle de machiavélisme, d’une part, et de césaro-papisme reformé et même non reformé. d’autre part, fit naître le besoin de donner à ces tendances un cadre théorique, auquel ne pouvaient satisfaire ni l'empirisme de Machiavel ni le self arbitre de Luther.

La théorie de la «souveraineté» fit son apparition systématique avec les Six Livres de La République de Jean Bodin (1577). Pour lui la souveraineté est «la puissance absolue et perpétuelle d'une république» ; quelque chose qui a une existence propre et qui donne sa base a l'État. C'est le pouvoir d'imposer la loi sans en subir les obligations, contrairement a ce qu'on croyait au Moyen Âge, à savoir que la loi était supérieure à la puissance et que ses préceptes obligeaient aussi bien les souverains que les peuples.

Il ne faut pas croire que la doctrine de la souveraineté (qu'on la nomme ainsi ou autrement) n'ait pas tenté légistes et canonistes du Moyen Âge et que rois et empereurs, avant Machiavel et Luther, ne se soient crus au-dessus de la loi. Qu'une théorie se répande et s'adapte aux conditions historiques et à l'atmosphère du temps, c'est une chose; mais qu'elle devienne l'interprétation acceptée par la majorité et la base de la vie sociale, c'en est une autre.

À l'époque moderne, la théorie de la souveraineté se généralisa, bien que monarcomaques et calvinistes, dominicains et jésuites, partant de différents points de vue, l'eussent combattue à son apparition. Mais, dans la seconde moitié du XVII siècle, tout le monde s'en rapprocha plus ou moins. Revêtue de caractère divin, la souveraineté devint le droit divin des rois. Bossuet, comme théologien, en exprime la théorie dans la forme gallicane: les théologiens protestants et anglicans le soutiennent dans son double absolutisme, civil et religieux ; Rome s'oppose aux uns et aux autres pour sauvegarder les droits de l'Église, se faisant ainsi, implicitement, gardienne des droits du peuple, alors que presque tous les avaient oubliés.

C'est alors que survint le «jusnaturalisme». Il édifiait la société sur la nature abstraite, plutôt que sur Dieu. D'ailleurs, une certaine tendance vers le naturalisme panthéiste existait déjà. L'absolutisme des rois se laïcisait, pour ainsi dire. Le droit divin, répudié par la doctrine catholique, ne trouvait pas d'expressions adéquates dans la culture naturaliste. Le «jusnaturalisme» arriva à temps pour le transformer. Les hommes qui vivaient à l'Âge présocial, presque animal, n'étaient pas capables de former une société et de se donner une loi. Aussi déléguèrent-ils leur souveraineté à un chef (ou bien celui-ci se la fit déléguer de vive force) d'une façon totale et irrévocable. De cette manière la souveraineté absolue des monarques est sauve, bien qu'elle émane de la souveraineté du peuple. C'est Hobbes qui fait autorité.

Mais l'autre courant «jusnaturaliste», partant de 1'idée de la nature humaine présociale bonne et heureuse, ne découvrait dans cette cession totale et irrévocable de la souveraineté populaire ni raisons essentielles, ni avantages politiques. Au contraire il voyait là, de la part des monarques, une usurpation des droits souverains du peuple qui, d'après Rousseau, sont inaliénables et indivisibles. Entre les deux, un courant moyen se forma, celui de la souveraineté absolue du peuple, qui devait être déléguée à des représentants révocables ou rééligibles par périodes déterminées.

Ce n'était pas le type de gouvernement qui constituait 1'originalite. Que le pouvoir puisse être dans les mains d'un seul (monarchie) ou de quelques personnes (oligarchie) ou du peuple (démocratie), on le savait bien dans l'Antiquité et au Moyen Âge. Ce qui donnait 1'idée exacte de la nouvelle conception politique, c'était surtout 1'«illimitation» du pouvoir: une souveraineté n'ayant d'autres limites qu'elle-même.

La souveraineté monarchique de droit divin trouvait ses limites dans le rapport personnel entre le monarque et Dieu; si le monarque, se croyant presque un dieu, renversait ce rapport, personne ne pouvait empêcher cette transposition, qui pour lui n'était guère difficile.

La souveraineté de droit naturel devait trouver ses limites dans la loi naturelle; mais, étant donné que le roi était le seul interprète de cette loi, le peuple (d'où 1'on faisait descendre la souveraineté en vertu d'un acte unique et irrévocable) ne disposait d'aucun moyen pour rappeler le souverain à une interprétation moins arbitraire.

La souveraineté populaire, telle qu'elle était conçue par Rousseau, n'avait pas de limites en dehors de la volonté collective, qui faisait loi par elle-même. Que celle-ci se résolût en loi de la majorité ou en loi des représentants ou délégués, d'après les différentes formes pratiques adoptées dans l'organisation de la démocratie, cela n'enlevait rien au caractère absolu d'une souveraineté sans autres limites que la volonté collective.

Comme dans toute conception de gouvernement fondé sur la souveraineté, «latebat anguis in herba» note: citation pris de Virgil : le ...: souveraineté de droit divin d'après la conception de Bossuet ou souveraineté de droit naturel d'après Hobbes ou souveraineté populaire d'après Rousseau, toutes dans leur «illimitation» supposaient, favorisaient et consolidaient l'entité extrapersonnelle, objective et dominatrice: l'État.

En disant cela, nous ne nous attaquons pas à 1'idee d'État. Pour concevoir et exprimer les choses collectives, nous avons besoin de les transformer en idées formelles et abstraites, quitte à revenir aux choses concrètes et à les reconnaître, au moyen de ces idées, dans leur réalité et leur unité effective. Mais, tandis que les idées de communauté, université, «res publica», royaume maintiennent la prévalence de l'idée de «société», c'est-à-dire: association de plusieurs personnes dans un dessein commun (de même, Église, Ecclesia: assemblée, réunion, ayant à 1'origine la signification de société), 1'idée d'État échappe à la conception de société et s'attache plutôt à la conception, objective, de réalité stable, souveraine et puissante; c'est pourquoi on parla de souveraineté et même de puissance.

Peu à peu, 1'État devint un principe et une fin: l'origine de tous les droits et la fin de toute l'activité publique. La raison d'État eut la signification suivante: subordonner tout à la grandeur de l'État. Les efforts de Botero pour «catholiciser» la raison d'État ne servirent qu'à projeter de 1'ombre sur le catholicisme; comme si en acceptant la raison d'État catholique, on avait voulu justifier pour des fins religieuses les moyens politiques, mondains, utilitaires et, au fond, immoraux, que les souverains catholiques avaient coutume d'employer.

Tout le monde s'appliqua à concevoir l'État comme une réalité au-dessus des hommes et la souveraineté comme une volonté supérieure atteignant les buts de l'État. Lorsque Louis XIV dit: «L'État, c'est moi », il n'eut pas 1'intention de se placer au-dessus de 1'État, mais de résumer en sa personne la somme des intérêts de l'État et de les faire connaître par sa volonté. C'est pourquoi, avec raison, H. Laski écrivait dans le Daily Herald, à 1'occasion du 450 anniversaire de la naissance de Luther, que, sans Luther, Louis XIV n'aurait pas été possible.

L'idée d'État ne peut pas être la dernière en définitive, elle évoque encore une autre réalité substantielle qui la complète. Au temps du droit divin, l'idée de Dieu subsistait derrière 1'État et cette idée impliquait - au moins indirectement - celle de peuple. Le clergé s'efforçait de mettre en évidence tantôt l'une, tantôt l'autre idée, mais il n'y parvenait pas toujours, ainsi qu'il arriva au clergé gallican et joséphiste.

L'Encyclopédie mit derrière l'État les idées de nature et d'humanité: idées d'ailleurs généreuses, la nature et l'humanité étant créatures de Dieu. Cependant, détachées de Dieu, ces idées demeuraient abstraites et dépourvues de toute consistance réelle.

Dans la recherche d'un point de repère, trois idéologies se développèrent et orientèrent la politique du XIX siècle jusqu'à nos jours.

La première est celle de Hegel: l'État n'est que la manifestation de l'Esprit, sa plus parfaite manifestation; l'État est en lui-même éthique-droit-puissance. Une sorte d'incarnation divine, ou l'idée de puissance s'identifie avec l'idée de Dieu.

Mais quel était alors, en Allemagne, l'État qui aurait sérieusement pu se dire «créature de l'esprit absolu du monde et volonté de puissance»? À l'exception de la Prusse, tous les autres États et petites principautés pouvaient être tenus comme des manifestations de la médiocrité de leurs tyranneaux et des intrigues et bavardages de leurs cours. Il fallut que les guerres napoléoniennes survinssent pour dégager en Allemagne l'esprit national dont Fichte se fit le philosophe et le prophète. D'après lui, c'est dans la nation seulement que l'éternel se manifeste; sa grandeur est une grandeur morale qui aspire au règne de l'esprit. L'État-nation, en tant que développement de toute la culture d'un peuple, est pour Fichte 1'«autoreprésentation de Dieu».

Avec Fichte nous ne perdons pas la ligne de l'idéologie de Hegel, mais nous la trouvons transférée de l'État a la nation. Lorsque Bismarck effectua l'unité germanique, la Belgique avait recouvré sa personnalité, l'Italie, peu après, avait accompli son unité, les peuples balkaniques gagnaient peu a peu leur indépendance. Le principe de nationalité, celui d'indépendance et celui d'unité venaient de donner ainsi sa base politique a l'idée de nation-puissance-culture, dont l'État était l'instrument juridico-militaire.

Plus encore que par la voie théorique, la France développa pratiquement l'idée de nation, en opposition a 1'«humanitarisme» de l'Encyclopédie, par son tiers État ou bourgeoisie, par la conscription militaire et les guerres napoléoniennes, par la démocratie et les secousses réactionnaires bonapartistes et cléricales. Elle ne renonça jamais à l'idée d'État, parce que État et nation coïncidaient; et derrière l'État, suivant les circonstances, elle plaça tantôt le peuple, tantôt la nation. Mais peuple et nation n'avaient pas besoin d'un mythe pour se soutenir, l'idée de patrie était en eux très ancienne et un sentiment stable la vivifiait. Il fallut le nationalisme maurrassien pour parvenir à la limite d'un mysticisme positiviste.

L'Angleterre ne perdit jamais le bon sens pragmatique, même lorsque ses philosophes lui apportaient le verbe de Hegel et les exaltations de Fichte. Théoriquement et souvent pratiquement, l'utilitarisme mêlé a un moralisme qui n'était pas seulement extérieur y prévalait. Sur les mers le drapeau britannique et, dans les colonies, la couronne suffisaient; chez soi chacun se sentait libre et maître, sans s'appuyer sur l'État, sans qu'il fût nécessaire de se forger le mythe de la nation-divinité. La nation était encore plus vivante dans son histoire et dans son empire que dans sa théorie.

Cependant que s'accentuait l'affirmation de l'idée nationale, un autre courant se développait partout, niant État et nation et mettant a leur place la classe: le courant socialiste, élevé au rang d'une théorie par Karl Marx. Cette théorie prônait l'avènement de la classe prolétaire qui, par l'établissement d'une économie collectiviste, détruirait l'État bourgeois et la nation militariste. Le matérialisme historique remplaça le processus historique de l'idée hégélienne; la lutte de classe remplaça le dynamisme national; l'économie-travail organisée remplaça l'État-puissance. Le mouvement socialiste-marxiste brisa l'unité des sentiments nationaux et prépara dans chaque nation le terrain à l'internationalisme.

Voilà donc trois Allemands - Hegel, Fichte, Marx - qui synthétisent l'effort européen du XIX siècle en vue de donner une signification, un contenu, une finalité absolue et presque divine à l'État, à la nation, à la classe.

Au cours du XIX siècle, deux systèmes se développèrent concernant la conception de l'État national: le système libéral et le système autoritaire. Le premier fut conservateur ou démocratique; le second, absolutiste ou paternaliste. Évidemment, ces qualifications indiquant les différentes nuances ne doivent pas être prises au pied de la lettre: loin de fixer des types absolus, elles ne servent qu'a designer des tendances prédominantes.




Ce qui nous intéresse pour notre enquête, c'est le fait que derrière la devise de la démocratie a la française, aussi bien que derrière l'autoritarisme de Bismarck ou de Guillaume, se trouve toujours l'État national. L'Empire austro-hongrois était le seul qui, par l'effet des nationalités dissemblables et divergentes qui le composaient, ne pouvait être tenu pour un véritable État national et il couvait dans son sein le germe de sa désagrégation.

Sous toutes les latitudes, les caractéristiques de l'État national furent le centralisme toujours croissant, le militarisme fondé sur la conscription et les armées permanentes, l'école d'État en tant que moyen de créer un conformisme national (une unité morale nationale). Pour la France, ces caractères furent un héritage de la Révolution, de l'Empire napoléonien; pour l'Allemagne, un héritage de la Prusse et de Frédéric; pour l'Italie, un moyen de défense de la récente unification politique et l'imitation de la France; pour l'Espagne, une tentative pour vaincre le particularisme dynastique et autonomiste et, d'autre part, l'influence de l'Église; pour l' Autriche, une exigence de la Maison de Habsbourg et de la prédominance dans l'État des élites allemandes et magyares. Les autres pays européens vivaient dans la même ambiance, même s'ils n'avaient pas de besoins semblables.

L'économie libérale et l'internationalisme ouvrier auraient dû développer bien plus vigoureusement le sens cosmopolite, en opposition au nationalisme. La facilité du commerce, la communauté scientifique, la diffusion de la presse et l' organisation du travail ne manquèrent pas de donner une impulsion a cette tendance. Le libre-échange marqua une phase vite dépassée par les protections douanières, d'abord timides, ensuite très larges, a l'avantage de ce que l'on appelle économie nationale. La presse périodique perdit bientôt son caractère libre et individuel, pour devenir une entreprise plus ou moins capitaliste, ou bien pour se lier aux entreprises industrielles. L'Internationale ouvrière fut toujours minée par le particularisme local, a l'exception de la partie extrémiste et pseudo-anarchiste qui manqua d'hommes et de moyens. Et si les différents socialismes niaient l'État, en tant que bourgeois, ils n'auraient pourtant pas rejeté un État national, pourvu qu'il fût prolétaire.

L'Église, bien qu'elle ne dissimulât alors pas ses préférences pour les États autoritaires, du point de vue religieux ne manqua pas de lutter contre la centralisation politique, qui apportait implicitement des limitations a son autorité et a sa mission; contre la conscription obligatoire et la course aux armements, qui créaient un danger de guerre; surtout contre l'école d'État, qui se présentait comme un monopole redoutable et comme un moyen de déchristianisation du peuple au nom de l'État. L'Église redoubla l'intensité de sa lutte contre le libéralisme, pour des raisons théoriques et en vue de positions pratiques qu'elle devait défendre; mais la lutte essentielle fut surtout la lutte contre l'État national, dans laquelle elle fut vaincue.

La Grande Guerre fut l'épreuve par le feu des conceptions politiques et des systèmes du XIX siècle. Des empires tombèrent, des formes de gouvernement furent changées, mais malgré tous les bouleversements de la guerre et de l'après-guerre les facteurs essentiels de l'État national ont survécu: centralisation, militarisme, écoles d'État et tarifs douaniers. L'Allemagne de Weimar avait réduit son armée au minimum consenti par les traites, mais le militarisme resta intact et se développa même clandestinement, jusqu'au moment où il apparut en pleine lumière. De la Baltique aux Balkans, la folie militariste s'est emparée de tout le monde et même là où il n'existe pas d'armées régulières on ne voit que remuement d'escouades armées, évolutions de jeunesses militarisées, turbulence de milices politiques noires et rouges et bleues et jaunes et vertes.

Les États de récente création, pour vaincre leur faib1esse constitutive, imitèrent la centralisation des grands États, lesquels d'ailleurs a leur tour n'ont cessé de créer de nouveaux ministères, de multiplier leurs départements administratifs et d'augmenter leurs bureaucraties centrales, ainsi que les frais de leurs budgets. Plus encore que dans l'avant-guerre, l'école est devenue un objet de conquête politique. Les tarifs douaniers ont été élevés à des niveaux insensés; jusqu’à l'Angleterre qui, bonne dernière, a fait sombrer, à son tour, le libre-échange.

En somme, quelles qu'en aient été les circonstances particulières, en seize années, de 1917 à 1933, l'Europe a connu, parmi tant d'autres pénibles expériences, une Russie bolcheviste, une Italie fasciste et une Allemagne nazie: trois grands États totalitaires de caractère différent, mais tous les trois à type national et fondés sur la centralisation administrative et politique, sur le militarisme, sur la monopolisation de l'enseignement et sur l'économie fermée.




Quelles différences et quelles ressemblances substantielles y a-t-il entre ces États totalitaires et les États nationaux encore existants? Si nous nous référons aux quatre facteurs essentiels communs, il nous est possible d'en déterminer les différences:

a) La centralisation administrative dans l'État totalitaire est poussée à l'extrême: suppression de toute autonomie municipale et provinciale et de n'importe quel autre organisme public ou semi-public, oeuvres de bienfaisance, associations de culture, universités.

La centralisation, dans l'État totalitaire, envahit le terrain politique qu'on se dispute dans les États nationalistes encore existants sous le signe de la démocratie. Le pouvoir exécutif est devenu, en droit et en fait, la suprême synthèse de tous les pouvoirs, même de ceux qui appartiennent au chef de l'État (en Russie et en Allemagne, le chef de l'État et le chef du gouvernement sont la même personne). L'indépendance des corps législatifs et judiciaires a complètement disparu; et finalement le gouvernement lui-même se trouve rapetissé à un organisme subordonné au chef, devenu dictateur sous les dénominations brillantes de Duce, maréchal ou Führer. Ils détiennent les ressorts d'une police politique fonctionnant en liaison avec une organisation très puissante d'espionnage, allant bien plus loin que tout ce que Napoléon lui-même avait inventé. Le Guépéou russe et la Ovra italienne sont d'ailleurs assez connus par leur terrible réputation; dernièrement est née la Gestapo allemande. Pour mettre en action le mécanisme du pouvoir central absolu, illimité et personnel, il fallait nécessairement supprimer toute liberté politique, civile et organisatrice, individuelle et collective, de groupements et de partis. Moyen adapté: le parti unique (le rapprochement de ces deux mots a quelque chose d'illogique), une faction armée dominante, communiste, fasciste ou nationale-socialiste. Tous les autres partis supprimés, tous les mouvements indépendants réprimés, tous les adversaires exilés. On supprime: les classes aristocratiques et bourgeoises en Russie; les partis d'opposition en Italie; jusqu'aux races différentes en Allemagne, où le mariage avec un juif devient un crime politique et où une souche entachée par un seul ancêtre juif est cause d'incapacité civile pour le descendant. Toute une catégorie de citoyens sans droits, une classe d'ilotes, est en train de se constituer. La violence de la lutte pousse à l'institution de tribunaux d'exception, de camps de concentration, de zones d'internement; les prisons regorgent, il y a des centaines de milliers d'exilés; les déportés ne se comptent plus; innombrables sont ceux qu'on a tués arbitrairement, ceux dont on ignore ce qu'ils sont devenus. Et il ne s'agit pas là de mesures exceptionnelles prises pendant la crise révolutionnaire. L'État totalitaire n'admet pas qu'il puisse avoir des opposants. Depuis vingt ans, les Soviets ne font que fusiller ou condamner aux travaux forcés ou encore déporter en Sibérie; de même, l'Italie continue encore aujourd'hui à faire fonctionner le tribunal suprême pour là défense de l'État et l'institution du bannissement. L'Allemagne est arrivée bonne dernière et son nettoyage du 30 juin 1934 fut un épisode typique des méthodes terroristes des dictatures modernes pour se maintenir à tout prix au pouvoir contre les amis et les ennemis.

En résumé, la centralisation administrative et politique dans les États totalitaires, par une exigence vitale inéluctable, se trouve nécessairement liée à la suppression de toutes les autonomies, des libertés civiles et politiques et de l'habeas corpus, aux systèmes les plus perfectionnés de police et d'espionnage, aux répressions violentes et sanglantes, à l'élimination de l'adversaire et du dissident, à l'intolérance de tout désaccord et à l'imposition extérieure et intérieure du conformisme politique.

b) Tout cela sera possible, si le pouvoir dictatorial a la haute main sur l'armée et sur la flotte et s'il parvient à militariser le pays. Même les États qu'on dit démocratiques sont militarisés, dans ce sens qu'ils ont la conscription militaire, de fortes armées et des flottes puissantes. Mais ils l'ont d'une façon normale, puisqu'il s'agit uniquement de corps techniques n'ayant aucun rapport avec la politique, demeurant étrangers aux partis et collaborant avec n'importe quel cabinet en ce qui concerne les intérêts de la défense nationale. Le passé offre bien des cas où des chefs d'armée manifestèrent des tendances politiques; le mouvement boulangiste et l'affaire Dreyfus en France et les pronunciamientos en Espagne sont bien connus. Mais cela demeurait dans le cadre du libre jeu de forces politico-sociales en opposition.

Dans les États totalitaires, la position est différente. Le parti est militarisé; il se place au-dessus de l'armée, ou bien l'armée s'allie au pouvoir et les deux forces s'associent ou fusionnent. La jeunesse est militarisée au double point de vue moral et disciplinaire; la vie collective est conçue comme une vie militaire; des ambitions de «revanche» ou de domination, des luttes intérieures et extérieures, des guerres civiles agitent tout l'ensemble social. En Italie, à l'âge de 6 ans on est inscrit parmi les «fils de la Louve» et ensuite successivement parmi les «Balilla », les «Jeunes Italiens», les «Miliciens» et ainsi de suite jusqu'à l'âge de 54 ans. Le parti est une milice; les instituteurs et les professeurs ont leurs grades militaires et leurs uniformes militaires. L'enseignement des armes se poursuit pendant toute la vie; l'arme homicide est pour l'homme une compagne habituelle; les parades militaires, les exercices militaires prennent une bonne partie de l'activité des jeunes et des adultes. L'Allemagne aujourd'hui est armée jusqu'aux dents; non seulement pour proclamer sa parité en droit et en fait avec les autres nations, mais par l'effet d'une exaltation mystique et morbide de la force et du destin de la race nordique teutonique. Tout Allemand est un soldat.

La Russie assimile la tâche de défendre l'État à celle de défendre la révolution et l'idéologie bolcheviste et de la propager dans le monde. Le communisme est parole de salut pour les Russes, de même que le fascisme pour les Italiens et le national-socialisme pour les Allemands; parole de salut à donner au monde par la propagande et par la force, de même que Mahomet, par la parole et le cimeterre, soumit les peuples à son nouvel Évangile. .

c) Pour y arriver, il faut un enseignement d'État rigoureusement monopolisé. Le monopole de l'enseignement a été pendant plus d'un siècle et il est toujours la besogne la plus importante pour un État national. Napoléon fut le premier à organiser - de l'université à l'enseignement primaire - l'école pour l'État, c'est-à-dire l'école ayant l'État comme but immédiat. Toutefois on a presque toujours essayé de concilier le monopole de l'enseignement avec la liberté de pensée, même en matière politique. D'une façon générale, la lutte (soit ouverte, soit voilée) fut menée particulièrement contre l'Église; et l'Église lutta pour la liberté scolaire la plus grande possible.

L'État totalitaire par sa nature même, on le conçoit, est amené à dépasser les limites observées jusqu'à lui. Tout le monde doit avoir foi en l'État nouveau et apprendre à l'aimer. Pas une idée opposée, pas une voix dissidente. De l'école primaire à l'université, il ne suffit pas de pratiquer un conformisme sentimental; il faut la soumission intellectuelle et morale complète, l' enthousiasme confiant, l'ardeur mystique d'une religion. Le communisme, ou le fascisme, ou le nazisme, est et doit être une religion. Pour créer cet état d'âme, l'école seule ne suffit pas. Il faut lui adjoindre des moyens complémentaires: le livre officiel, le journal étatisé et standardisé, le cinéma, la radio, le sport, les associations scolaires, les prix, le tout étant non seulement contrôlé, mais orienté vers une fin: le culte de l'État totalitaire, sous le signe soit de la nation, soit de la race, soit de la classe. Afin de gagner le consentement unanime, de stimuler cet esprit collectif d'exaltation, toute la vie sociale est continuellement mobilisée pour des parades, des fêtes, des cortèges, des plébiscites, des exercices sportifs, qui frappent l'imagination, l'esprit, le sentiment de la population.

Le culte de l'État ou de la classe ou de la race serait trop générique; il faut l'homme, le héros, le demi-dieu. Lénine a aujourd'hui un imposant mausolée et, pour les Russes, il est devenu un Mahomet laïque. Mussolini et Hitler, encore vivants, sont protégés par une nuée de policiers et de gardes du corps. Ils agissent et parlent de manière à frapper les sens et l'imagination des foules; leurs personnes sont sacrées; leurs paroles sont comme des paroles de prophètes. Hitler passe entre deux haies compactes de gardes qui marchent à une assez grande distance de lui, de sorte que lui seul émerge au milieu d'eux; et il prend un visage rêveur avec les yeux levés vers le ciel, il a les mains ouvertes et tendues en avant, tel un rédempteur. Mussolini a inventé un rite presque magique; invoqué par la foule pendant un temps plus ou moins long: «Duce! Duce! Duce!», puis par des voix de plus en plus pressantes, puissantes, jusqu'au paroxysme, et devenant ensuite de nouveau murmurantes, pour s'élever encore progressivement jusqu'à de frémissants appels: «Duce! Duce! Duce !...», il se montre finalement à la foule, dans une salve d'applaudissements.

d) Tout cela exige, d'une part, une dépense énorme, une finance de luxe et, d'autre part, contraint à un régime économique de plus en plus rigoureusement contrôlé. De même que toutes les énergies morales doivent converger à l'édification de la puissance de l'État, de même aussi toutes les forces économiques. Les États démocratiques ont adopté un système moyen: aider les industries nationales grâce à la protection de tarifs douaniers, d'une part ; donner toute liberté à l'initiative privée, d'autre part.

L'État totalitaire asservit à ses fins le capital privé (comme en Allemagne) ou bien l'associe solidairement pour arriver à maintenir un certain équilibre politique entre les classes (comme en Italie) ou encore l'État devient lui-même capitaliste (comme en Russie). L'État totalitaire ne laisse jamais la liberté économique ni aux capitalistes, ni aux travailleurs. Les syndicats libres des uns ou des autres ne sont pas admis. Il n'y a que des syndicats et corporations d'État, dépourvus de toute liberté de mouvements, contrôlés et organisés, sur tout le territoire, par l'État et pour l'État. D'où découle une ébauche d'économie dirigée, constituant la première phase vers l'autarcie d'une transformation radicale dans le système économique.

La question de savoir lequel de ces deux systèmes, l'économie dirigée ou le système fermé, est le plus avantageux se présente comme un problème intimement lié à chaque régime d'État en particulier, et ne peut donc être résolu abstraitement. Le bolchevisme s'est présenté en même temps comme régime communiste, au point de vue économique, et totalitaire, au point de vue politique. Le fascisme a procédé par degrés et par la voie des expériences, aussi bien en politique qu'en économie dirigée par l'État, affublée d'un corporatisme jusqu'ici apparent et verbal. L'Allemagne en pleine crise financière et criblée de dettes a instauré, en même temps, le régime totalitaire et le socialisme d'État. .




Ces aspects de l'État totalitaire nous amènent à toucher deux problèmes d'un intérêt primordial pour notre civilisation:

- le premier est celui de la liberté, considérée non seulement comme un ensemble de droits politiques et comme une participation du citoyen à la vie de son pays, mais surtout comme autonomie de la personne, comme sécurité de son propre droit, comme garantie de l'activité de chaque personne, soit temporelle, soit spirituelle. Les États totalitaires suppriment la liberté politique et diminuent la liberté personnelle, par l'ingérence de l'État dans les attitudes de la pensée, dans le domaine de la morale et de la religion;

- ce fait implique le problème très grave de la suprématie du spirituel sur le temporel, des fins éthiques sur les buts politiques et, pour nous, chrétiens, celui des fins de la religion, du surnaturel, sur les buts naturels de l'État. La solution de ce problème fut donnée en 1926 par Pie XI, développée ensuite dans l'Encyclique Non abbiamo bisogno du 29 juin 1931 et enfin dans l'Encyclique Mit brennender Sorge (contre les persécutions en Allemagne, 14 mars 1937), enfin à propos de l'État totalitaire fasciste, lorsque dans un consistoire public, il dit que «la fin de l'homme ce n'est pas l'État, mais que l'homme est la fin de l'État*». (*Parmi les propositions erronées, que la «Congrégation des séminaires et universités » a signalées, dans la lettre du 13 avril 1938, la VIII est la suivante: chaque homme n'existe que par l'État et pour l'État. Tout ce qu'il possède de droit dérive uniquement d'une concession de l'État.)

Que les rapports entre l'Église et l'État soient légalement réglés, ainsi qu'il en va en Italie depuis le 11 février 1929 jusqu'à ce jour; ou bien qu'ils soient pleins de trouble et de lutte, comme en Allemagne malgré le concordat de 1933; ou encore tout à fait abolis, comme en Russie; tout cela appartient à la phénoménologie historico-politique commencée il y a dix-neuf siècles avec l'arrivée de Jésus-Christ et le massacre des Innocents. À part cela, l'incompatibilité entre le christianisme et l'État totalitaire est déjà manifeste, si l'on se réfère aux postulats historiques de la conception de l'État, qui a toujours penché vers un

monisme social-politique au détriment de la personne humaine et des raisons de l'esprit; mais cette incompatibilité est encore plus évidente dans les prémisses logiques du «totalitarisme», qui se traduisent pratiquement par l'exaltation mystique d'un principe surhumain: le caractère d'absolu donné à la classe, à la nation ou à la race.

Un tel état de choses nous conduit au bouleversement de la civilisation chrétienne, parce qu'il enlève aux rapports de justice (selon une saine conception du droit privé et public, intérieur et international) le fondement de la morale naturelle et pose, à sa place, le principe de la morale intrinsèque de l'État ou «éthicité» de l'État. Les individus, d'après cette idéologie, ne sont plus considérés ni comme citoyens, ni comme sujets, mais seulement comme membres du troupeau, comme unités d'une collectivité de fer, dont les actes moraux s'intègrent dans les fins de l'État. La personne se perd, absorbée dans la pancollectivité, désignée par les noms symboliques de nation, de classe ou de race.

Toute morale comporte l'exigence d'une religion; la morale subjective nous donne la divinisation de l'individu; la morale naturiste peut arriver jusqu'à la divinisation du «totem» et au culte magique; la morale d'État engendre la divinisation de l'État et des idées qui, dans l'État, se sont presque «hypostasiées», telles que la race, la nation ou la classe; seule la morale chrétienne nous fait participants de la divinité du Christ.

Depuis Machiavel et Luther, l'État n'a cessé de s'acheminer vers la divinisation. Aujourd'hui l'État totalitaire est la forme la plus claire et la plus explicite de l'État panthéiste.

Luigi Sturzo, L'État totalitaire (1938)

Le malheur des révolutions




par Georges BERNANOS




Hommage à Ramiro de Maeztu

La pensée de M. Maeztu, d’inspiration si fièrement et si purement espagnole, était de celles, en petit nombre, qui se dépassant elles-mêmes devraient unir au lieu de diviser puisqu’elles libèrent. Une telle force d’affranchissement n’est pas près d’avoir épuisé sa vertu. Mais il est naturel que l’ignorance et la haine – les deux, hélas ! ne font qu’un – aient cru la détruire en même temps que le cerveau qui l’avait conçue. La mort de M. Maeztu honore tout homme qui pense, c’est-à-dire qui tient sa pensée pour mille fois plus précieuse que sa vie. Mais dans la mesure même où cette mort met le dernier sceau, le sceau du suprême sacrifice à une œuvre consacrée tout entière à la gloire de l’Espagne et de l’Hispanité, on peut écrire qu’elle honore aussi, malgré eux, les Espagnols égarés sous les balles desquels le maître illustre vient de tomber.

L’hommage que je rends aujourd’hui à sa mémoire est celui d’un royaliste français. L’écrivain qui a tenu si haut les couleurs de son pays ne s’étonnera pas que je vienne saluer sa tombe sous les plis de mon propre drapeau. L’une de ses pensées maîtresses est que tout ce qui a été perdu par l’hispanité au cours de la longue rivalité des Maisons de France et d’Espagne l’a été au profit d’une culture absolument étrangère à nos deux peuples, cette civilisation anglo-germanique dont l’expression morale est le protestantisme. Beaucoup de Français partagent aujourd’hui cette opinion, qui comprennent qu’en dépit de l’éphémère rayonnement du siècle de Louis XIV, celui qui l’a suivi n’est pas celui de Voltaire, mais de Locke, de Condillac, et de la philosophie sensualiste.



Oui, Maeztu, il faut une Espagne à l’Europe, il faut à l’Europe une Espagne grande. L’insigne et tragique destin de l’Espagne est qu’elle ne se retrouve elle-même que dans la grandeur, car si elle supporte admirablement la pauvreté, l’humiliation lui est plus funeste qu’à aucune autre. Et la première, sinon l’unique condition de sa grandeur est cette unité spirituelle qu’elle cherche à reconquérir, dès qu’elle l’a perdue, par le fer et par le feu, fût-ce au risque de son existence même. Au risque de son existence temporelle, car ainsi que l’écrit l’auteur de Défensa de la Hispanidad, la « Patria es espiritu » – la Patrie est esprit. Et il ajoute ces paroles admirables qui me semblent constituer l’essentiel du message que le monde moderne, déchiré par des haines élémentaires, peut attendre aujourd’hui de la grande nation œcuménique des Vitoria et des Suarez : « Hombres éducados en una religion que nos ensena qué Dios es amor, no pueden rendir homenaje a una patria que todo lo exige sin dar nada. Vivamos, pues, para la gloria e immortalidad de la patria. No sera immortal si no la hacemos justa y buena. » (Hommes élevés dans une religion qui nous enseigne que Dieu est Amour, nous ne pourrions honorer une patrie qui exigerait tout sans rien donner. Nous devons vivre pour la gloire et l’immortalité de la patrie. Mais la patrie ne sera pas immortelle, si nous ne la faisons juste et bonne.)

On parle un peu partout en Europe d’une crise de l’humanisme. Mais de quel humanisme ? C’est l’honneur de l’Espagne d’avoir maintenu au seizième siècle, en face d’une Renaissance française et italienne enivrée de paganisme, la notion chrétienne de l’homme. En faisant de l’homme la mesure de toutes choses, le paganisme renaissant devait aboutir à la hideuse contradiction qui asservit l’homme aux choses. Comme l’écrit M. Maeztu, le dogme du péché originel, inséparable de celui de la Rédemption, est comme la charte de l’égalité surnaturelle des membres du genre humain : « No hay pecador que ne pueda redimirse, ni justo que ne este al borde del abismo ». (Il n’y a pas de pécheur qui ne puisse se racheter, ni de juste qui ne soit au bord de l’abîme.) Le matérialisme peut se vanter de faire de l’homme un dieu. Mais c’est pour le livrer à l’État, dieu supérieur, dieu collectif, seul dieu des hommes sans Dieu.

L’unique malheur des révolutions n’est pas de prodiguer les vies humaines. « Hé quoi ! disait saint Augustin sur les murailles d’Hippone assiégée par les Barbares, est-ce donc un spectacle si rare de voir tomber des pierres et des poutres et mourir des hommes mortels ? » La pire disgrâce des révolutionnaires est de tuer bêtement. Peut-être cette pensée a-t-elle été la dernière de l’illustre théoricien de l’humanisme espagnol en face du peloton d’exécution : « Vous me tuez, mais vous ne savez pas pourquoi vous me tuez. Moi, je le sais. Je tombe pour que vos fils soient meilleurs que vous. » Que Dieu nous donne une telle mort !




Georges BERNANOS, Palma de Majorque, 30 août 1936.

Paru dans Le Figaro du 12 septembre 1936 et recueilli dans Suites françaises (New York, Brentano’s, 1945) par Léon Cotnareanu.

Les anarchistes

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart Espagnols allez savoir pourquoi

Faut croire qu'en Espagne on ne les comprend pas

Les anarchistes

Ils ont tout ramassé

Des beignes et des pavés

Ils ont gueulé si fort

Qu'ils peuvent gueuler encore

Ils ont le cœur devant

Et leurs rêves au mitan

Et puis l'âme toute rongée

Par des foutues idées

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart fils de rien ou bien fils de si peu

Qu'on ne les voit jamais que lorsqu'on a peur d'eux

Les anarchistes

Ils sont morts cent dix fois

Pour que dalle et pour quoi ?

Avec l'amour au poing

Sur la table ou sur rien

Avec l'air entêté

Qui fait le sang versé

Ils ont frappé si fort

Qu'ils peuvent frapper encor

Y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

Et s'il faut commencer par les coups d'pied au cul

Faudrait pas oublier qu'ça descend dans la rue

Les anarchistes

Ils ont un drapeau noir

En berne sur l'Espoir

Et la mélancolie

Pour traîner dans la vie

Des couteaux pour trancher

Le pain de l'Amitié

Et des armes rouillées

Pour ne pas oublier

Qu'y'en a pas un sur cent et pourtant ils existent

Et qu'ils se tiennent bien le bras dessus bras dessous

Joyeux, et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout

Les anarchistes

(Léo Ferré, Les anarchistes)

Nuit de Barcelone

On ne savait pas grand-chose, sinon que c’était vers le sud que cela aurait lieu. Gare de Lyon, nous avions pris le train en douce et, endormis dans nos fauteuils de seconde petit-bourgeois, nous essayions de ne pas attendre le douloureux moment du contrôle. Nous n’avions pas pris de billets, et parce que notre situation politique imposait évidemment que nous nous soustrayions à la marchandisation obligatoire de chaque déplacement à travers toute unité d’espace ; et aussi, ça tombait bien, parce que notre bourse avait rarement été aussi vide.

Cette année-là, nous étions révolutionnaires. Casseurs, plus précisément. « Invisibles parmi les invisibles », comme on l’avait écrit.

On l’a déjà oublié, mais cette époque bruissait sans arrêt de la création de groupuscules contestataires nouveaux, de l’élaboration de réseaux neufs, que le déploiement démocratique sans précédent d’Internet favorisait provisoirement, et de slogans d’une ironie dévastatrice. Cette époque, comme je l’appelle, a bien dû s’étaler sur trois ans. Peut-être de 1999 à 2002. Le tournant du siècle. Les avions dans les tours. L’éveil de notre génération. La croissance. La joie et le soleil. La vie dans nos veines. L’insouciance. Le bonheur enfin. On le savait trop bien. On se demandait quand cela s’arrêterait. On était toujours sûr que c’était hier soir que cela avait fini. On était sûr que ce soir déjà on jouerait les prolongations. Mais rien ne nous aurait fait plier.

Quand je tente de situer dans le temps du monde réel cette époque, je bute sur un obstacle majeur : la jouissance que nous avions de notre temporalité ne concordait alors avec aucune réglementation officielle, ni avec aucun calendrier, ni aucune injonction de vie. Nous étions libres. Cette phrase est la formulation banale d’un certain état généralement mensonger de la jeunesse, certes, mais pour notre cas c’est la vérité. Nous ne devions compte à personne de l’exercice de notre honneur et nos amours étaient entièrement pures. Cherchant dans l’histoire passée des exemples d’un désintéressement pareil, ne me viennent à l’esprit que ces croisades de pastoureaux du Moyen-Âge, ces cohues d’enfants à peine adolescents, venus de toutes conditions, qu’un matin plus lumineux que les autres matins décida peut-être à se croiser ou à gagner des lieux sacrés en des pèlerinages impromptus. Ce qu’ils partaient trouver, la raison ne le saura jamais, mais quelque chose en nous tressaille invariablement à cette évocation.

Pour nous, ce jour-là, nous ne nous considérions pas du tout comme de doux rêveurs. Au contraire, nous étions faits d’arguments imparables et bardés de philosophie francfortoise. Quoique nous détestassions les gauchistes dans leur ensemble, et quelle que pussent être leur tendance, leur chapelle ou leur inféodation, la révolution n’avait plus de secrets pour nous. Infestés de mots d’ordre situationnistes, comblés de paradoxes abstraits et figés en des poses inconnues, nous avions découvert un nouveau sens du combat, suffisant pour coller la fièvre à nos artères et nous donner l’envie d’aller rôtir du hâle dans une contrée plus chaude.

C’était au sortir de l’hiver et Paris des sorbonnes multiples ne convenait plus à nos passions.

Bientôt cependant, nous dûmes finir par nous réveiller. Un moustachu court sur pattes réclamait nos billets. Nos figures portaient sans doute à notre insu quelque expression extraordinaire, ou nos yeux une brillance que nous ne savions pas cacher, pour qu’il nous ait parlé sur ce ton-là ; pour qu’il se soit précipité sur nous avec tant d’urgence ; et qu’il ait paru deviner nos paroles avant que nous les prononcions, comme l’indiqua son geste du menton à ses camarades. Aussitôt, nous sommes cernés et, dans la cohue de paroles, d’insultes échangées, de contraventions imposées et de contrôles téléphoniques qui s’ensuit, il n’est rien que je distingue encore, sinon le geste rapide d’une jeune contrôleuse au regard acide. Dans ma main, elle a glissé avec mon passeport qu’elle me rend un fin papier froissé. Je feins de n’en rien savoir, j’ai bien perçu la pression douce de ses doigts sur les miens. C’est vers Barcelone que nous allons.

Le soir ne venait pas. Alentour, les montagnes s’étaient peintes d’une teinte ineffaçable, un jaune supérieur, comme on n’en voit qu’aux façades maritimes et aux plus hauts sommets qui sont par-dessus les nuages. Hector adossé à son sac sur le quai dissimule son ennui derrière ses lunettes noires. Le soleil semble répandre un écrasant silence sur la gare de Cerbère, dernière station avant la frontière espagnole. Nous avons changé trois fois de train, échappé à plusieurs barrages sur la route de Perpignan, dormi dans une maison amie où l’on fait un vin de pierre du fruit des vignes qui l’isolent et franchi à pied les derniers kilomètres, par la route qui longe la mer. Les histoires que nous nous racontions tout à l’heure sur le chemin pour se donner du coeur au ventre, histoires anciennes d’épopées, récits de guerre, de la nôtre ou d’aïeux fictifs, légendes de beuveries et de conquêtes féminines, sont maintenant comme oubliées. Un désespoir nous saisit à l’entrée de ce tunnel qui ouvre vers l’Espagne, vers Barcelone, un vertige inconnu monte en nous, nous habite, nous torture, nous écrase, nous faits soudain à nos yeux si petits, si perdus que c’est misère de nous voir déambulant au bord de cette voie ferrée brûlant qu’aucun train ne vient rafraîchir de son ombre.

Oscar garde dans les veines du courage pour trois, dans ses veines de Portugais dur à la peine, à qui on ne la fait pas, à qui la vie même ne la fait pas, que la chance tient sous son aile et dont on sait que, quoi il arrive, c’est dans son lit qu’il mourra. On sait aussi que des coups il en prendra plus qu’à son tour, qu’il est taillé comme ces hommes d’armes, comme cette piétaille des siècles de siècles, qui traverse le temps depuis les premiers combats livrés sous la ramure des chênes d’extrême-occident, qui résiste depuis que le premier homme est tombé sous les poings de son frère, qui est un roc sous la marée, qui perdra sans doute à la fin, mais le dernier. Il est de cette lignée qui bâtit aussi parfaitement les maisons qu’elle taille des croupières aux superbes. D’où il se tient, le front dur et la main nerveuse, on ne le délogera pas.

Les hôtels abandonnés, derniers et dérisoires vestiges du tourisme aristocratique qui connut ici la gloire en une époque révolue, allongent leurs ombres jusque sur la mer. Grands paquebots échoués sur le roc que leurs capitaines ont désertés, ils ne dorment que d’un œil, prêts à s’éveiller pour d’autres aventures et n’attendent, me dis-je, qu’une main actionnant la sirène du départ pour appareiller. Un vent léger s’engouffre par leurs vitres brisées et fait claquer doucement le bois des fenêtres contre les lézardes des murs.

- Il y a une femme là-dedans ! là-haut ! Hector s’est dressé sur son séant et nous regarde maintenant d’un air inquiétant. Nous ne voyons rien. Il tape sur ses cuisses et se lève brusquement.

- Allons voir ce qui s’y passe, allons percer le mystère qui habite sous ce toit, puisque décidément ici les trains ne passent pas.

Nous avons beau lui faire valoir mille raisons, que le prochain convoi ne tardera pas, qu’il n’est pas bon que nous nous écartions de la protection de cette gare, il n’en veut démordre. Il part en courant. Le visage qu’il a aperçu, raconte-t-il, est fait d’un blanc oublié, ses yeux quand les paupières s’abaissent sont pleins d’un incarnat surprenant et les cheveux qui le cernent ont gardé de la nuit sans lune la ténèbre. Une enfant sorcière comme on n’en voit plus beaucoup. Comme on n’en a pas vu depuis longtemps.

Au pied du Grand hôtel des Bains, le vent paraît soudain souffler plus fort et seul rompt le silence qui couvre ce village où chacun se tait. Est-ce le sentiment d’occuper le bout d’un monde qui en paralyse les habitants ? Est-ce l’enclavement de la vallée que les grands routes maintenant dédaignent et contournent ? Y a-t-il des êtres vivants autres que ces ombres qu’on voit passer l’espace d’un instant puis disparaître ? Nous n’en sommes soudain plus si sûrs. Rien ne bruit et rien ne se soulève, rien n’aboie et rien ne crie, rien ne pleure et rien ne rit, le flot du monde passe à côté, le flot, ici, n’est que souvenir. On finit même par se prendre à croire qu’il n’a été qu’illusion dans nos esprits.

Nous nous sommes vite perdus en haut de l’escalier noir, entre les murs tagués et les portes défoncées. J’ai entendu peu à peu les cris rauques d’Hector se muer en un murmure incessant, par où il expliquait à des amis invisibles quelles chausse-trapes il fallait éviter, quelle prière adresser au ciel et pourquoi la vraie vie des hommes supérieurs c’était de tout explorer. Je sentais encore résonner son pas lourd, lointain, lourd de ses quatre-vingt-dix kilos. J’imaginais sa tête carrée blondissant sous les rais du jour qui s’infiltrait par les trous des cloisons. Je vis plusieurs fois son ombre tombant sur moi d’un étage supérieur et voilant à mon regard, un instant, les déchets métalliques dont le sol était jonché, bouts de lits, morceaux de cuisinière, et puis vaisselle grisâtre.

J’avais pris, sitôt l’escalier gravi, un couloir vers la droite, d’où courait vers moi un souffle. Du moins mon oreille s’en persuadait-elle. J’avançai vite, trébuchant et glissant, me retenant aux parois pour ne pas tomber et, la gorge sèche, m’immobilisant soudain pour tenter de percevoir à nouveau ce léger sifflement qui m’avait attiré. J’ai dû me méprendre. Nul son ne me parvient plus. J’appelle. Oscar, Hector. Hector, Oscar. En vain. Maintenant, je crie plus fort. C’est un mauvais conte. J’ai toujours eu peur de la solitude et du noir. Je suis un enfant.

Le monde a besoin de moi, me dis-je, et je repars d’un pas plus assuré. Je tourne encore deux fois à gauche, suivant le couloir le plus large et prenant garde de ne pas céder aux attraits des chambres sombres dont les portes à moitié dégondées vibrent à mon passage. Voici que j’atteins une vaste salle que baigne une médiocre lueur rouge.

La souffle a repris. Je suis en sa présence. Au centre de la pièce, la femme paraît absorbée dans une tâche délicate. Elle n’esquisse d’abord aucun geste vers moi, ne glisse aucun regard. Pourtant, elle sait que je suis là, elle le sait comme si c’est elle qui m’avait convoqué. Etendue sur des coussins jetés à même le sol, elle protège de son bras droit replié une lampe minuscule dont la lumière tremble. Je vois, s’allongeant de son épaule jusqu’à son poignet, un tatouage immense, aux circonvolutions monstrueuses, dont je n’arrive à savoir si ce sont les ombres de la pièces qui le créent ou s’il est véritablement piqué à même sa peau. La forme en semble s’animer, s’enrouler sur la chair blanche, glisser comme un visqueux reptile et propager ses vibrations dans tout le corps entièrement alangui.

- Nos âmes aspirent ensemble à plus de netteté, prononce-t-elle distinctement.

Elle a la beauté d’un diable égyptien.

Elle me montre les chiffres dont le monde est composé. La grande intelligence, la perfide intelligence, l’insoutenable intelligence des hommes qui ont fait ce monde, me dit-elle, est d’avoir élaboré une grammaire de ces chiffres, par quoi le monde n’a plus besoin de quiconque pour se diriger. Les nombres sont le moteur. Ils sont le mouvement. Tu ne sortiras pas de ce rêve planifié. Il y a autre chose à détruire. Ce que tu cherches n’est pas où tu le crois. N’est pas ce que tu crois. Tu briseras des murs, tu défonceras des portes et ne trouveras rien. Tu ne détruis rien.

Je me suis assis sur un tas de déchets, de vieilles cendres et de guenilles sales. Je reste à bonne distance de cet être sous drogue. Bois du mezcal, dit-elle, notre nuit sera longue. D’un geste, je repousse la bouteille qu’elle me tend. Je n’ajoute rien. Je ne dis rien.

Elle me regarde fixement et continue d’agiter la flamme de la petite ampoule en passant et repassant sa main dessus. Elle me toise intensément comme si elle tentait de lire en moi. S’il est bien un caractère de la femme que je déteste, de la femme, de toutes les femmes, c’est celui-ci, cette pusillanimité envers elles-mêmes par où elles se persuadent qu’elles sont douées d’un sens sixième et supérieur leur permettant de deviner ce qui se passe en chacun. Cette crédulité explique parfaitement la haine incoercible que se vouent rapidement deux êtres féminins mis face à face. Il faut qu’à la fin l’une se soumette pour rompre le double mouvement de miroir que cela provoque.

« Petit coq prétentieux », murmure-t-elle baissant les yeux. « Tu ignores tout de la liberté. Mais va donc à Barcelone, puisque tu en as tellement envie. Vas-y, mais contrairement à ce que tu crois, tu en reviendras. L’amour et la mort sont deux choses distinctes, tu l’apprendras. » Elle se tait.

« Va-t-en vite, a-t-elle repris, j’entends quelqu’un qui vient. » Je tends l’oreille et en effet, après un court moment où il me paraît seulement résonner en moi le son de cette voix charnelle, je crois enfin percevoir des bruits de pas sur le plancher branlant du couloir. Persuadé qu’il ne peut s’agir que d’Hector ou d’Oscar, j’ouvre la bouche pour les héler quand une main tiède s’abat sur mon visage. D’un bond prodigieux pour ce corps aux allure si lasses, elle m’a rejoint : « Tais-toi, souffle-t-elle. Ce ne sont pas tes amis, ce sont les miens. Fuis tout de suite, fuis par où tu pourras. Par là. » Elle indique la fenêtre. Voyant que j’hésite : « Eux sont de vrais destructeurs. Pas comme toi, absurde paladin… » Elle tente de poser sa bouche sur la mienne, je la repousse. Je sens bouger son serpent. Sans demander mon reste, je gagne la fenêtre : il y a bien en dessous quatre mètres de vide, mais je ne m’en aperçois qu’arrivé en bas. Mes talons claquent sur la terre dure. Aussitôt, une puissante douleur se propage dans tout mon pied.

Avant de sauter, j’ai eu le temps de me retourner. Mais je ne vois plus que l’obscurité.

A la fin, la raison succombe sous les faux hasards. J’ai réussi à attraper le dernier wagon du Corail qui démarre et je me glisse bientôt dans un compartiment sombre. Je m’écroule sur la banquette vide. La nuit dehors a gagné et, à gauche, à travers le couloir, je peux voir le rapide éclair d’un phare sur la mer. J’allume une cigarette quand une voix descend sur moi : « Oh, voyageur sans bagage, j’ai retrouvé votre bien. » Je lève les yeux, j’aperçois la figure hilare d’Hector, vautré dans le filet. Il me tombe dans les bras.

Nous nous étreignons longtemps, moi essoufflé, lui serein ; je croyais l’avoir perdu, il était certain de me retrouver. Il me raconte alors une histoire abracadabrante, tissue d’aventures mystérieuses, de rencontres étranges, comme celle d’une femme-enfant enfermée dans l’hôtel qu’il a failli délivrer avant de succomber sous le nombre des assaillants. Je l’écoute et ne dis rien. Je laisse décanter son délire. Je suis si sûr de la véracité de ce qui m’est arrivé qu’il n’est pas nécessaire que je le lui raconte, il en connaîtra les fruits, à leur heure.

Mais déjà, nous avons traversé le tunnel et c’est l’Espagne, dans un halo orangé de gare nocturne. Nous nous présentons à la douane : Oscar n’est pas là. Du temps qui suit, si je cherche en nos mémoires, ne restent et ne me viennent qu’une seule vision, qu’une seule odeur, c’est Barcelone. La ville nous a accueillis comme elle a l’habitude de le faire avec tous les déchets de l’Europe entière, toute cette jeunesse en rut, en manque, en dérive, qui vient y chercher ce qu’ailleurs on ne lui donne pas, ou ce qu’ailleurs elle ne voit pas, l’intensité de la vie, le sentiment d’être sans prendre la peine d’exister, l’anonymat confus des hormones mélangées, les putes, la cocaïne, la violence enfin. Cet immense vortice nous a pris comme n’importe qui, alors que nous étions sûrs que ce que nous venions y perdre et y donner différait fondamentalement de tout ce que personne avait jamais pu lui offrir. Nous nous en sommes accommodé, comme nous avons coutume de le faire.

La cité est parcourue en ces jours de centaines de manifestants aux mobiles les plus divers, le gros des troupes fait de ces jeunes altermondialistes aux cheveux tressés, aux larges pantalons de lins colorés qui traînent souvent avec eux des chiens, des bâtons du diable, des guitares et des filles sans cervelle, et dont le pacifisme réduit le champ de toute action politique aux péripéties de Oui-oui à la plage.

De ce temps passé, j’entends dans un brouillard le bruit des manifestations-suicides ; je revois des têtes noires encagoulées, des débats sans fin sur la compromission obligatoire ou impossible avec tout mouvement non-violent ; je sens encore l’odeur des sardines grillées dans les rues ; je relis les appels au meurtre peints sur les murs ; je ne me rappelle aucun nom ni aucun visage.

Je ne savais pas qu’il y eût une loi du mal. Alors, nous disions entre nous qu’il fallait échapper à la domination, alors nous pensions que l’unique salut résidait dans la destruction de toutes les structures de ce monde abject et sans rêves, enfin, alors, nous croyions à la puissance de l’ascèse et du sacrifice, fondées dans la violence. Je croyais que de l’extérieur venait la loi asservissante. Je croyais que de mon intérieur viendrait la vie naissante. Mais cette nuit-là, les balles de gomme, on les attrape quand elles rebondissent doucement sur le bitume chaud, quand elles ont perdu leur force.

Les brigades anti-émeutes qui tirent, mais de si loin. Ce n’est pas qu’il est désagréable de les affronter, elles, là-bas, à cinquante mètres, bien en face, par groupes de dix environ, qui font la tortue derrière leurs boucliers, qui contrefont les schleus par-dessous leurs casques, qui font les gueux avec leurs matraques, ainsi que des gourdins. Et leurs fusils à gomme. C’est juste un plus pur sentiment envahissant que jamais ; de joie, de frénésie. C’est mieux que l’hystérie. Ou bien sentiment de mort - mais de la nôtre, oh non, pas de la leur, on s’en fout si bien de leur vie, on la tient pour si peu que c’en est presque rien. Non, on court là, les mains nues, vers eux, jusqu’à arracher même la pierre des murs pour s’en faire des jets et des drus, pour inventer encore une fois nos armes, bouteilles de bière ou barres d’échafaudage en bélier dans la banque. Non, on est si bien, seul à courir à eux, et à se retourner, et à reculer, et à fuir et à dresser des barricades si fictives, si fragiles. Oh, nous, ce si grand soir ! Oh Barcelone, pleine Barcelone.

On est si bien et sans souvenirs. Et ça n’est pas pour qu’on leur ressemble, à eux, les révolutionnaires, c’est pour : comment-vivre, comment dire, c’est pour : comment-savoir-vivre, c’est pour : savoir-comment-vivre, c’est par forme de vie, c’est pas eux, c’est moi et moi et ça fait nous, comme ça.

Et toi, Hector, t’es moi, et toi Oscar, et il y a rien d’autre dans la vie. Enfin. Pas la haine, ni plus de miroir-glace, ni plus de père à perdre. On nous construit, nous, mon assemblable, mon frère. Et monter à l’assaut, c’est descendre dans moi. Et nous, voilà qu’on nous existe, voilà ta tête pleine d’étincelles sous la matraque et tu crépites et on se redevient. Et toi ma femme, qui aussi est si là, tu es si cent, tu es tant mille, toi qui fus Armide ou Clorinde, je ne sais pas, mais tu vas avec moi et devant moi. Oh nous, cette si haute joie, oh nous Barcelone, vaine Barcelone.

Voilà qu’on fuit et loin, loin de moi, les voitures de police, elle se rapprochent, elles sont là, derrière toi, qu’on n’avait pas su voir venir. Nous sommes sans visage, ils ne trouveront rien. Nous ne pouvons pas mourir, pas avant eux du moins... eux, ceux qu’on détruit. Si pure la voiture blanche que nous avons retournée et tu poussais près de moi et si loin les sirènes et ce monde ne passera pas que je n’ai crié encore une fois Viva l’anarchia.

Oh moi dans toi oh nous cette si longue fois oh Barcelone reine Barcelone.

On ne nous verra pas.

L'enracinement

« C’est de Dieu planter la paix à partir des racines ;

C’est de l’Ennemi l’arracher à partir des racines. »

(Saint Pierre Chrysologue)

Simone Weil, mystique quasi cathare par certains aspects, fut aussi le chantre de l’enracinement – ce nom temporel de l’incarnation. Car, comme l’a dit le poète, elle avait compris que « Dieu attend là où se trouvent des racines. »

En 1943, année de sa mort, Simone Weil est à Londres, travaillant dans les services de la France libre. La Commission de la réforme de l’Etat lui demande un rapport sur la réorganisation politique et économique de la société française d’après-guerre. Le résultat, inachevé, constituera en quelque sorte son testament spirituel tout aussi bien que politique, intitulé Prélude à une Déclaration des devoirs envers l’être humain, qu’Albert Camus publiera en 1949 sous le titre L’Enracinement comme premier volume de la collection « Espoir » qu’il dirigeait chez Gallimard : « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a pour racine sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Mystique de l’enracinement, on pourrait dire de l’environnement même. Réalisme de l’incarnation, de la médiation. Parce qu’elle a elle-même vécu le déracinement dans sa chair et dans son âme, Simone Weil savait d’expérience la nécessité des racines, d’avoir un milieu vital.

L’enracinement traditionnel se distingue cependant du nationalisme moderne, mais ressort plutôt du patriotisme classique : « La nation est un fait récent. Au Moyen-Age la fidélité allait au seigneur, ou à la cité, ou aux deux, et par-delà a des milieux territoriaux qui n’étaient pas très distincts. Le sentiment que nous nommons patriotisme existait bien, à un degré parfois très intense ; c’est l’objet qui n’en était pas territorialement défini. Le sentiment couvrait selon les circonstances des surfaces de terre variables. A vrai dire, le patriotisme a toujours existé, aussi haut que remonte l’histoire, Vercingétorix est vraiment mort pour la Gaule ; les tribus espagnoles qui ont résisté à la conquête romaine parfois jusqu'à l’extermination, mouraient pour l’Espagne et le savaient et le disaient… Mais ce qui n’avait jamais existé jusqu'à une période récente, c’est un objet cristallisé, offert d’une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s’élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers les hommes, seigneurs ou rois, celles envers les cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain. »

A travers une relecture de l’histoire de France, Simone Weil s’attache à montrer comment le pays a perdu son âme en substituant à la notion de fidélité à la patrie celle d’attachement à l’Etat. La nation abstraite, jacobine, a été un facteur terrible du déracinement qui caractérise tout le mouvement de la modernité : L’Etat et l’Argent (« l’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner »), révolution politique, industrielle, sociale, sexuelle, etc., tout est marqué au sceau de l’arrachement, de l’atomisation, de l’anomie, ce que Robert Chenavier observe très justement : « Le déracinement est précisément la destruction de ces milieux intermédiaires, sociaux et culturels, qui sont des points de passage vers la transcendance et des ponts en provenance de la transcendance, permettant à l’âme de s’élever et au surnaturel de descendre. Les conséquences du déracinement consistent en un éclatement du sens, par fragmentation d’une culture devenue pragmatique et étrangère à la réalité. Par opposition, l’enracinement rétablit les relations multiples avec le monde à travers des éléments essentiels de notre civilisation. » Selon Simone Weil, l’Etat a donc le devoir de « préserver tout milieu, au-dedans ou au-dehors du territoire, où une partie petite ou grande de la population puise de la vie pour l’âme », en un mot l’Etat a le devoir de « faire de la patrie, au degré le plus élevé possible, une réalité. » Penser correctement la patrie, comme antidote à la totalité dévorante de l’Etat, non comme un absolu à idolâtrer, mais comme un terreau d’enracinement, comme « fournisseuse de vie », comme une terre à cultiver, où se cultiver, un sol où marcher, où dormir, où s’agenouiller, où être enterré. Il faut un sol. Il faut opposer au « froid métallique de l’Etat » la dimension affective et chaleureuse que suppose le mot « patrie ». La compassion pour la patrie est le seul nationalisme juste, compassion de Jeanne d’Arc, du Christ lui-même à l’égard de Jérusalem et de la Judée. C’est un tel sentiment que Simone Weil appelle de ses vœux pour « enflammer l’amour » des Français à l’égard de la fragilité de leur pays, voire de « tous les pays malheureux sans exception ».

Cet enracinement est en quelque sorte un « en-terrement », mais au sens de la parabole évangélique du grain tombé en terre, qui doit y mourir pour vivre : car seul cet enterrement-là ouvre la porte du ciel, le spirituel étant toujours couché dans le lit de camp du temporel, et comme chez Péguy ce retour au temporel permet seul ce retour au spirituel et ce retour au spirituel permet seul ce retour au temporel. Il faut avoir fait l’épreuve d’un certain degré de pesanteur avant d’être touché par un certain état de grâce. Il faut passer de la pesanteur de l’apesanteur à l’apesanteur de la pesanteur. Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé. Porter sa croix. Prendre racine au ciel, s’enraciner dans « l’inspiration chrétienne », le seul « réel » garant contre le désordre de l’époque. Enracinement terrestre et céleste d’un seul et même tenant, d’un seul et même élan: « Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel. »

Véridique rapport sur les raisons de l'échec de la prise de Gênes

Si tout avait mal commencé il y a cinq siècles à Gênes, ville native de Christophe Colomb, tout devait alors s'y achever. Voilà quel était notre état d'esprit, fin juillet, lorsque nous avons pris la route pour la vieille et glorieuse cité italienne. Là devait se tenir le sommet annuel des huit pays les plus industrialisés (G8). Le mouvement contestataire apparu à Seattle trois ans plus tôt allait y battre le pavé. S'il fallait garder une image de ce que nous avons vécu en ces jours de colère, des journées comme l'Europe occidentale n'en avait pas connu depuis plusieurs décennies, nous viendrait alors à l'esprit cette vision d'apocalypse : le 20 juillet au matin, sous les premiers roulements de tambours d'un ahurissant orchestre aux allures post-industrielles, les barres de fer et les pierres des casseurs ont soudain fait éclater la vitrine d'une banque. Celle-ci a été incendiée en quelques secondes, ordinateurs fracassés et paperasse brûlée dans une ambiance nouvelle. Pour la première fois pendant ces journées, l'occurrence de la marchandise a été immédiatement abolie.

Mardi 17 juillet. Arrivés à Gênes en fin de soirée, nous disposions, pour une somme modique, de chambres propres dans une ruelle débouchant, une quinzaine de mètres plus bas, directement sur les grilles de la zone rouge. Celle-ci devait se refermer sur elle-même à sept heures le lendemain matin : nous partîmes à pied pour une exploration.

Dans la zone rouge

La zone rouge occupait l'essentiel de la vieille ville portuaire, couvrant tout le périmètre des ruelles médiévales conduisant du Vieux Port au palais ducal, où se tenaient les réunions du G8, et avançait sur des centaines de mètres, le long d'une large avenue (la rue XX Settembre), qui menait directement au palais. L'État italien et ses alliés avaient créé au cœur de la métropole ligure, pour les besoins de leur réunion, une véritable cité interdite, retranchée derrière des grilles métalliques de quatre mètres cinquante de hauteur, scellées dans les murs des habitations et dans le bitume au sol, chacune percée d'une porte cadenassée avec en son milieu une meurtrière à hauteur d'épaule. Les habitants du centre historique, munis de passes plastifiés, étaient soumis à des contrôles systématiques. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, la zone interdite fut donc progressivement vidée de tous ses élé-ments non autorisés. Des groupes de carabiniers, policiers, gardes des finances et parachutistes armés de fusils d'assaut, postés à chaque coin de rue, nous dévisagaient avec hostilité, tandis que des ouvriers apportaient les dernières corrections à l'hygiène visuelle de la zone, repeignant les rampes d'autostrades surélevées et installant des bancs neufs au bord de l'eau. Le reste de la ville était tout aussi mort et quadrillé par les forces de l'ordre, comme pour un couvre-feu. Gênes, la nuit, semblait, au gré de la dérive, un gigantesque labyrinthe, insensé, où une architecture délirante paraissait allier dans l'obscurité la langueur méditerranéenne aux brumes septentrionales. Mi-ivres, mi-endormis, nous passions sans nous en rendre compte de l'autre côté de la réalité.

Mercredi 18 juillet La zone rouge était vidée de ses habitants et verrouillée. Les commerces environnants avaient baissé leurs rideaux. Place Bianchi, un policier en civil arborant une étoile métallique sur la poitrine filmait les personnes qui longeaient les grilles. Nous nous rendîmes d'abord sur le front de mer, au siège du Genoa Social Forum (GSF), contre-sommet rassemblant les diverses oppositions constituées face au G8. Les ••• ••• préparatifs festifs de ces gentils organisateurs nous laissèrent de marbre. Le centre des médias indépendants (Indymedia Center — IMC) installé rue Battisti en face de l'école Diaz, était plus animé. Confé-rences de presse et préparatifs pour la manifestation du lendemain occupaient les personnes présentes. L'IMC distribuait des badges de journalistes à qui voulait, mettant en pratique son leitmotiv totalitaire : «Don't Hate The Media, Be The Media !» Une affichette dans l'entrée prévenait que pour des motifs sécuritaires, le centre était vidéo surveillé 24 h/24. Des anarcho-syndicalistes français nous apprirent l'entartage de José Bové lorsque nous arrivâmes aux jardins Govi, où se déroulaient les interventions du GSF sur des thèmes tels que : «Quels mécanismes pour une démocratie globale ? ; Les alternatives à la mondialisation ; Nous voulons être des citoyens du monde». Des auditeurs suivaient les débats, munis d'écouteurs pour la traduction simultanée. Les stands diffusaient tracts, brochures, revues, épinglettes, tricots et autocollants de la plupart des tendances présentes à ce contre sommet. Après une escapade à Santa Margherita Ligure, petite station balnéaire où nous dînâmes ce soir-là, nous découvrîmes le stade Carlini, illuminé par des projecteurs et déserté par ses habitants ; des dizaines de milliers de personnes étaient hébergées là pour la durée du G8. Ils étaient ce soir place Martin Luther King, où Manu Chao faisait la promotion de son dernier album.

Jeudi 19 juillet. Pendant la nuit, des autocollants Wall of shame (Mur de la honte) avaient été posés sur les grilles de la zone rouge. Une manifestation pour les droits et la libre circulation des immigrés débuta vers 17 heures, place Sarzano. Une fanfare animait la foule. Le cortège fort de dizaines de milliers de personnes s'ébranla vers l'Est, segmenté en anneaux de chenille. Les organisations, avec leurs drapeaux, leurs tenues vestimentaires et leurs slogans succèdaient les unes aux autres. Des anarchistes en petit nombre, vêtus de noir, le visage caché par un foulard et brandissant des drapeaux rouges et noirs, marquèrent leur hostilité à l'égard des journalistes et de la police qu'ils narguèrent en pointant dans sa direction leurs majeurs dressés et scandant «Fuck the police !». Cours Aurelio Saffi, alors que les hélicoptères de la police survolaient les manifestants de trop près, on tambourina et l’on grimpa sur des conteneurs métalliques en forme de gigantesque barrière fermant la vue sur la foire internationale de Gênes, camp retranché des forces de l'ordre, où stationnait un nombre impressionnant de véhicules policiers et militaires. Quelques joyeux manifestants, pour certains coiffés de perruques roses et vêtus de robes argentées, dansèrent tout contre les boucliers de la police au rythme de l’accordéon d’un clown juché sur un monocycle. Des carabiniers en poste sur leurs camions grillagés pointaient leurs lance-grenades lacrymogènes droit sur la foule des manifestants, à quelques mètres.

Parade festive

Le calme de cette manifestation était dicté par la présence d'immigrés clandestins, mais nous apprîmes que les actions de «désobéissance civile» prévues pour le lendemain se dérouleraient dans une toute autre atmosphère. Tout au long de ces journées, nous fûmes frappés par la profusion d'appareils photographiques et de caméras : un manifestant sur cinq était occupé à ses obsessions visuelles, ce qui faciliterait plus tard le travail des spoters (policiers physionomistes). L'image copulait avec l'image, la foule des manifes- tants s'entre-filmant. Le cortège passa ensuite devant la préfecture : en première ligne, casqué, l'écharpe tricolore en bandoulière, se tenait à l'avant de ses troupes compactes, le préfet en personne. Le service d'ordre du GSF forma un cordon pour empêcher tout contact avec la police et des avocats, en tricot jaune canari, se tinrent prêts à s’interposer. Puis la manifestation, au parcours long et épuisant, fut déviée du trajet initialement prévu et se dirigea vers l'est de la ville, traversant un long tunnel sous la colline d'Albaro, pour se disperser plus loin, à quelques dizaines de mètres du campement anarchiste. La pluie et la nuit tombèrent. Nous partîmes dîner dans un bar chinois de la zone portuaire. En repassant au stade Carlini nous récupérâmes un plan détaillé des différentes actions de désobéissance civile du lendemain : lieux, heures des rendez-vous et groupes d’affinités.

Vendredi 20 juillet 2001. Réveillés à l'aube par le bruit infernal des hélicoptères, nous rejoignîmes le campement anarchiste, où se préparait une action de désobéissance civile. Aidés par un groupe de Français, nous nous préparâmes au combat : fabrication de protections d'avant-bras avec de la mousse de tapis de sol et des tubes d'isolation découpés et fixés avec du ruban adhésif, cotons imbibés de vinaigre contre les gaz lacrymogènes. D'autres s'équipaient aussi de foulards, lunettes, masques, casques, cagoules... Des barres de fer étaient distribuées et nous descellâmes les galets pavant les allées du camping, dans le grand calme qui précède la tempête. Vers 11 heures, le dit «Bloc noir» s'ébranla en silence en direction du centre-ville. Rue Albaro, une fusée de détresse mit tout le monde à l'unisson de la guerre. Le cortège était précédé d'une unique banderole, noire, portant l'inscription «Smash» (Casse) avec le A cerclé de l'anarchisme. Cours Torino, nous rejoignîmes d'autres radicaux, les syndicats autonomes italiens et allemands. Un seul slogan : «No justice, no peace, fight the police !» Un groupe de filles et de garçons vêtus de noir, de masques à gaz, de coudières, de genouillères et de casques aux formes reptiliennes, jouaient de tambours et de grands drapeaux noirs aux motifs d'organes humains. L’orchestre battait le rythme, dans un style martial et apocalyptique.

Anéantir le néant

Une première vitrine de banque éclata sous les jets de pierres et les coups de barres de fer. En quelques secondes, les ordinateurs furent projetés au sol et les dossiers incendiés. Cette scène se reproduisit des dizaines de fois au cours de la journée. Et les premiers affrontements éclatèrent avec les carabiniers. Pavés contre lacrymogènes. Au cours des siècles, les équipements de la police n'ont cessé de se perfectionner, tandis que les révoltés ne s'arment que de leur foi. Sous la pression policière, les casseurs se replièrent progressivement en dressant des barricades de poubelles métalliques, de conteneurs de récupération du verre, et de voitures, renversés et enflammés. Les lignes compactes de policiers, harnachés comme des gladiateurs futuristes, carapaçonnés de kevlar et plexiglas, étaient harcelées par des pierres, bouteilles et autres objets trouvés et jetés, sous les épais nuages blancs des gaz lacrymogènes. Au milieu des combats, nous aidâmes un casseur à rentrer un vespa dans une entrée d'immeuble, afin de ne pas l'endommager : «E peccato !» (C'est péché !) nous dit-il. Nous fûmes scindés en deux groupes sous les assauts des carabiniers. Les combats étaient ponctués par les détonations incessantes des lance-grenades lacrymogènes. Sous le vacarme des hélicoptères, la police avancait comme une légion d'insectes tueurs. Notre recul méthodique se poursuivit jusqu'à la rue Tolemaide, le long de la voie ferrée, par des barricades dressées systématiquement derrière nous avec des voitures enflammées, pour ralentir l'avancée des forces de l’ordre et leur harcèlement non moins systématique. Tous les objets disponibles étaient transformés en armes pour la guérilla urbaine : pavés et pierres descellées, barres de fer, panneaux de signalisation, réservoirs siphonnés pour improviser des cocktails Molotov... Les espaces et objets de la domination marchande étaient détruits : banques, sex-shop, agences de voyage, compagnies d'assurance, stations-service, voi- tures de luxe... Sur les murs naissait la poésie directe : Kill TV parasite conspiracy ; Class war : Kill a cop for Jesus ; Vivre le feu ; You make plans, we make history ou encore Peace, love and petrol bombs.

Inter Zone

Les groupes séparés de casseurs se rejoignirent cours Sardegna et, tenant en respect les forces de police par ailleurs occupées à contenir les autres manœuvres de désobéissance civile commencées en de nombreux points de la ville, occupèrent une large zone pendant un long moment du début d'après-midi : cours Sardegna, place Giusti, place Manzoni, rue Canevari... Après l'attaque place Manzoni d'une supérette Di per Di eu lieu un grand pique-nique qui dura longtemps : bouteilles, fromages, paquets de chips, volaient joyeusement dans les airs, des conteneurs métalliques étaient utilisés comme tables, sur lesquels nous battions la mesure avec des pavés pour accompagner l'orchestre noir et ses tambours du chaos qui tournait, drapeaux virevoltants, autour de nous. La supérette portait désormais l'inscription : Shop lifting yeah ! Hate work ! Saoule de fatigue, de gaz, d'émotion et d'alcool, la troupe connut un temps de flottement, qui amena certaines dissensions sur la marche à suivre. L'essentiel du cortège se dirigea vers le Nord par le cours Canevari, le long du fleuve Bisagno, détruisant sur son passage les vitrines et enflammant les poubelles. Il y avait là une véritable cons-cience de casse, les casseurs ••• ••• s'acharnant à détruire, laissant sur leur passage des messages tels que : Smash this false dreamland ! ; Squat the world ! ou encore Eat the rich ! Un territoire était libéré de l'occupation marchande, les rapports entre les personnes échappaient alors au mode de dévoilement spectaculaire. Tandis que la majorité des casseurs remontait les très raides escaliers Montaldo, nous nous attaquâmes avec quelques-uns aux carabiniers arrivés par fourgons sur la place Marassi, avec l'intention de nous disperser. Nous nous protégeâmes des tirs tendus de roquettes lacrymogènes à ailettes, avec des conteneurs à verre renversés et roulés devant nous. Pendant que sous notre assaut les carabiniers prenaient la fuite, assaillis de projectiles, des casseurs se jetèrent sur le centre de détention voisin pour l'incendier. Nous remontâmes à notre tour les escaliers et joignîmes, place Manin, un groupe de manifestants non-violents qui distribuait son matériel informationnel et se trémoussait aux sons d'un orchestre latino. La foule fut traversée par un frisson d'inquiétude, tandis que nous nous asseyâmes pour nous désaltérer. Un monde nous séparait de ces manifestants pacifistes : deux auras métaphysiques inconciliables. Des haies de manifestants du réseau Lilliput, les mains levées vers le ciel, paumes et joues peintes en blanc, empêchaient quiconque de s'aventurer dans la rue Assarotti, au bas de laquelle commençait la zone rouge. Il y avait là des hippies, des jeunes, des vieux, des enfants... Un fort détachement de carabiniers arriva par le Nord de la place, préfet en tête, et chargea les manifestants, par des tirs de grenades lacrymogènes, puis fonça sur la foule, qui ne s'y attendait pas du tout. Avec quelques autres, nous nous dressâmes contre leurs lignes, en jetant des pierres pour tenter de les arrêter. Mais devant leur avancée brutale et rapide, il fallut reculer : nous prîmes une ruelle sur la droite, cours Armellini, tandis que les carabiniers chargeaient droit dans les rangs des pacifistes à genoux et mains levées qu'ils matraquèrent sans le moindre ménagement. Poursuivis et environnés de gaz, nous couvrîmes notre retraite en dressant rapidement des obstacles et en jetant des pavés. Cours Solferino, nous nous préparâmes à l’affrontement en dressant une importante barricade et des tas de lourds pavés. Mais la police s’était repliée.

À l’assaut de la zone rouge

Sur la gauche, des escaliers menaient à la rue Palestro, donnant sur les grilles de la zone rouge, à une centaine de mètres. Nous nous y engouffrâmes. Une poubelle remplie de livres fut renversée : quelques casseurs s’arrêtèrent pour en prendre quelques-uns. En chemin, nous trouvâmes dans un chantier fermé au public toutes choses utiles : barres à mines, chaînes d'acier, bidon en métal... À la tête de cette fraction avancée, nous profitâmes de la pente pour tenter de précipiter vers les lignes de carabiniers adossées à la grille de la zone rouge, en contrebas, une demi-douzaine de lourdes pou-belles métalliques à roulettes dont certaines enflammées. Mais soudain, des pacifistes arrivèrent en courant et s'interposèrent entre les carabiniers et nous, s'agenouillant face à nous, les mains peintes en l'air. Nous renonçâmes à lancer nos engins sur ces pacifistes qui avaient enrôlé parmi eux des enfants. Ils nous empêchèrent de la sorte de mener l'assaut contre la zone rouge, et permirent aux carabiniers de reprendre l'initiative. Un tir nourri de gaz lacrymogènes, et l'arrivée de renfort remontant par la rue Goito, parallèle, nous firent reculer, sous peine d'être pris en tenaille. Avec un petit groupe, nous remontâmes les escaliers et adoptâmes une tenue plus pacifiste pour revenir sur nos pas jusqu'au cours Sardegna. De l'autre côté du tunnel nous séparant du cours Torino avaient lieu de violents combats : à travers l'épais rideau de fumées noirâtres et blanches des feux et gaz lacrymogènes, nous discernâmes un fourgon de carabiniers en flammes. Nous remontâmes la rue Giacometti et la rue Casoni pour traverser le pont au-dessus de la voie ferrée qui aboutissait à la jonction de la rue Tolemaide et du cours Gastaldi. Une foule forte de plusieurs milliers de personnes venues du stade Carlini refluait lentement devant l'avancée des carabiniers épaulés dans leur action par deux gros camions armés de canons à eau.

Le long de la voie ferrée

Cette action de désobéissance civile avait pour but de libérer Gênes de l'infâme zone rouge. Composé surtout de jeunes gens liés aux centres sociaux italiens, le cortège avançait en direction de la police. Les corps étaient souvent protégés par des armures confectionnées avec les moyens du bord (mousse, plastique et ruban adhésif), et les visages casqués ou masqués. «Nous, nous ne sommes pas les black blocks, à casser des voitures. Nous, nous sommes des marxistes libertaires. Nous sommes non-violents, mais pas pacifistes. Nous n'utilisons que des ustensiles défensifs pour forcer les barrages, pas d'instruments offensifs. Mais c'est foutu pour aujourd'hui, on n'y arrivera jamais...», nous déclara un membre des tute bianche. Une importante tortue formée de boucliers de plastique, ainsi qu'un mur mobile de panneaux de plastique, les protégaient contre les tirs tendus de roquettes lacrymogènes. Des directives étaient données par mégaphone à partir d'un camion, d'où étaient distribuées des bouteilles d'eau. À l’avant, des manifestants gantés se précipitaient sur les cartouches de gaz fulminantes pour les jeter en contrebas sur la voie ferrée, tandis que des unités de secours rincaient les yeux et les visages des gazés avec de l'eau, du citron ou du sérum physiologique. Les forces de l'ordre avaient le vent contre elles. La convergence, en tête de la manifestation, de casseurs et de manifestants, issus des centres sociaux, tous décidés à en découdre, inversa le mouvement de recul. À la structure défensive des jeunes révolutionnaires du stade Carlini s'ajouta l'intrépide offensive des casseurs. À l’avant, nous menâmes parmi une à deux centaines de manifestants résolus une charge à coups de pierres et de pavés contre les rangs et les canons à eau des carabiniers. Notre avancée était suivie par le reste des manifestants. Face à la violence de notre assaut, favorisé par la pente, et sous une pluie de projectiles, la police perdit en quelques minutes le terrain lentement conquis. Par bonds successifs, nous la talonnâmes, poussant devant nous des poubelles métalliques en guise de protection. Tous les trente à quarante mètres nous retrouvions les pavés tirés plus haut. La police recula de plusieurs centaines de mètres jusqu'au bas de la rue Tolemaide. ••• ••• À une quinzaine de mètres, nous vimes les chauffeurs de deux fourgons ouvrir leurs portières et pointer leurs pistolets : ils tirèrent sous nos yeux deux coups en l'air puis deux coups droit vers la foule. Un commandant des carabiniers surgit alors et cogna avec sa matraque sur le capot des véhicules, pour faire cesser les tirs. Ces coups de feu, masqués au gros de la foule par les fumées des gaz et perdus dans les détonations des lance-grenades lacrymogènes, nous firent reculer. C’était le début de la contre-offensive policière.

Mourir à Gênes

Remontant en vitesse la rue Tolemaide devant les camions lancés pleins gaz, nous vîmes dans une ruelle perpendiculaire sur notre droite, rue Caffa, une quarantaine de carabiniers occupant une barricade dressée plus tôt. Notre charge fut immédiate et si violente que les carabiniers tournèrent les talons et s'enfuirent, poursuivis. Ils traversèrent la place Gaëtano Alimonda pour reformer plus loin leurs lignes, dépassant deux automobiles tous terrains grillagées qui n'eurent pas le temps de manœuvrer et sur lesquels nous nous ruâmes, avec des planches, tubes métalliques, panneaux de signalisation, extincteurs et pierres, tandis que nous maintenions à distance les fuyards par des jets de pavés. Un véhicule réussit à prendre la fuite tandis que l'autre, bloqué par une poubelle, tentait maladroitement de se dégager. L'un de nous, situé à l'angle arrière droit du 4X4, vit un poing armé d'un pistolet sortir et tirer par deux fois : son voisin s'écroula. Un autre carabinier, en position avancée, tenta avec quelques autres de s'approcher du véhicule et dégaina vers nous. Le conducteur en profita pour dégager la voiture et déguerpir. Un manifestant se pencha au-dessus du jeune homme étendu et cria : «E morte !», levant les bras au ciel. Nous nous repliâmes vers le reste du cortège en voyant clairement le gisant cagoulé. D'un impact entre l'œil gauche et le nez, le sang giclait d'un jet dru inondant le bitume. Les carabiniers reprirent alors possession de la place et entourèrent le corps, tandis qu'en reculant nous hurlions : «Assassini !» Par les ruelles donnant sur la rue Tolemaide nous vîmes un blindé type VAB remonter l'avenue à toute vitesse. Talonnés par les carabiniers et risquant d'être pris en tenaille, nous rejoignîmes précipitamment le gros de la manifestation qui avait déjà reflué jusqu'au cours Gastaldi. De brefs assauts furent alors menés pour protéger des personnes en tête de cortège, qui se faisaient happer et tabasser par les carabiniers. Nous apprîmes au reste des manifestants l’assassinat qui venait d'avoir lieu. La foule cessa alors de scander «Libera Genova!» et reprit le cri de : «Assassini !». Face à la vitesse du blindé et des camions lancés plein gaz sur eux, les manifestants refluèrent en courant, pourchassés par des carabiniers qui matraquaient à tour de bras la tête du cortège. Du camion des organisateurs partit l'ordre de dissolution de la manifestation. Le cortège s'éloigna le long du cours Europa jusqu'au stade Carlini.

Samedi 21 juillet. Le matin, la mort de Carlo Giuliani faisait la une des journaux. Vers 14 heures, sur le front de mer, un cortège gigantesque, fort d'environ trois cent mille personnes, s'étendait à perte de vue. Les hélicoptères de la police étaient insultés par toute la foule aux majeurs dressés. Les différentes organisations se succédaient en rangs serrés, souvent isolées les unes des autres par un service d'ordre improvisé. Les manifestants portaient un brassard de deuil, taillé dans des sacs-poubelles noirs.

Sous les gaz

Voyant des volutes de fumée s'élever vers la tête du cortège, nous nous précipitâmes dans cette direction. Les affrontements avaient éclaté cours Marconi, au niveau de la place Kennedy. Une masse compacte de policiers harnachés et de camions bloquait l'avenue et bombardait la tête du cortège de grenades et de roquettes lacrymogènes. Quelques centaines de jeunes gens courageux traversaient le nuage de lacrymogène pour caillasser les policiers, dressant des barricades avec des éléments de mobilier urbain et des voitures enflammées. D’autres faisaient parvenir des pierres entassées sur un plateau métallique (un panneau de signalisation) vers la première ligne. D’autres encore brisaient les vitrines des banques et des agences de voyage et y mettaient le feu. Une épaisse fumée noire se mêla bientôt au nuage blanc des gaz asphyxiants. L'air devint rapidement irrespirable. La tête de la manifestation s'engagea dans la rue Rimessa perpendiculaire, tandis que le reste du cortège restait bloqué à cause des tirs de lacrymogènes. La police remontait le cours Marconi, repoussant la plus grosse partie de la manifestation, scindée en deux. Nous nous engageâmes sur le cours Torino. Dans une rue perpendiculaire, nous vîmes un mur de conteneurs de bateaux amenés durant la nuit pour renforcer la défense du centre-ville. Certains manifestants italiens qui s'étaient approchés pour affronter la police se firent attraper par des policiers en civil. Assaillis et poursuivis brutalement par la police qui prenait possession de la rue Rimessa et du cours Torino, c’est-à-dire du trajet légal de la manifestation, nous refluâmes en catastrophe en dressant comme la veille, des barricades pour ralentir l'assaut. Au même moment, des heurts éclatèrent tout le long du cours Torino entre les pacifistes et les manifestants décidés à se défendre des violences policières. La police fonçait sur la foule, avec ses fourgons et un VAB (véhicule avant blindé), roulant sur le corps de quelques manifestants.

Scissions

Devant la progression et la mainmise rapide de la police sur les carrefours et les rues, nous remontâmes sur la place Tommaseo. Là, alors que nous descellions des pavés pour nous défendre et ralentir la marche implacable de la police, nous fûmes très violemment pris à partie par des pacifistes italiens qui nous traitèrent de fascistes et nous molestèrent, manquant nous lyncher. Nous décidâmes alors de rejoindre le gros de la manifestation resté bloqué sur le front de mer, en contournant par une longue marche à travers la colline les forces de police. À l'angle de la rue Merani et de la rue Saluzzo où nous étions engagés, nous vîmes à travers la vitre d’une entrée d’immeuble, à quelques mètres de nous à peine, une horde immobile d'hommes casqués en uniformes gris, armés de matraques et de boucliers, les visages couverts de foulards blancs. Levant les yeux sur la façade, nous découvrîmes que le bâtiment était plein à craquer, ••• ••• jusqu'à son sommet, de ces hommes en embuscade. Aussitôt, nous rebroussâmes chemin pour ne pas nous jeter dans la gueule du loup. Remontant la colline Albaro par une voie détournée, nous atteignîmes par des ruelles serpentines, survolés de près par un hélicoptère, le reste de la manifestation sur le front de mer. Le temps de s'asseoir fumer quelques cigarettes, nous sentîmes un vent de panique parcourir la foule énorme : la police arrivait par le cours Italia, repoussant brutalement la manifestation tout le long de son trajet légal. Bientôt les cohortes sombres et casquées apparurent, précédées des rouleaux de gaz tirés en feu roulant, plein tube. Nous battîmes en retraite rue Sauro et rue Pirandello ; quittant la masse effrayée, nous traversâmes le campement anarchiste, vide, propre et calme.

Matraquage

Cherchant comme toujours à rallier un groupe affrontant les forces coalisées du G8, nous intégrâmes une fin de cortège repoussé vers l'Est par la police qui prenait possession du quartier Albaro. À l’arrière, se tenait un groupe de plusieurs dizaines de casseurs dressant des barricades pour ralentir l'arrivée de la police. Nous nous joignîmes à leur action, descendant la rue Monte Zovetto en direction du cours Gastaldi. Alors que nous nous engageâmes dans l'étroite rue Corridoni, fermant le cortège, surgirent plein gaz au milieu de nous deux fourgons, d'où bondit une meute de policier casqués matraquant toute personne sans uniforme. Alors que nous étions dispersés par cet assaut d'une brutalité inouïe, seuls la présence d'esprit et le sang froid de certains casseurs armés de cocktail Molotov et de barres de fer protégea la fuite rocambolesque d'un petit nombre, à travers les jardins privés, les cours d'immeubles, et les ruelles.

L’échappée

Certains d'entre nous, devant la charge, durent sauter par-dessus les pointes d'une herse espagnole, pour faire un numéro d'équilibriste sur un muret environné de fosses de trois ou quatre mètres de fond avant de se frayer un chemin parmi les grillages séparant les jardins privés, fumer une cigarette dans le calme des verdures, cachés des hélicoptères par les arbres, puis atterrir dans un hospice religieux dont les sœurs leur ouvrirent le portail pour leur permettre de sortir. D'autres, acculés au fond d'une impasse, durent escalader un mur pour sauter ainsi de jardins en jardins, jusqu'à atteindre en contrebas des appartements où les habitants, paniqués par l'irruption du négatif

dans leur quotidien, leur fermèrent la porte au nez. Ce qui les obligea à sauter dans une cour d'immeuble, bombardés de bouteilles par les locataires avant de déboucher sur le cours Gastaldi où tout semblait calme et où ils eurent l'impression d'avoir sauvé leur peau.

La victoire de la police

La longue avenue longeant la voie ferrée, la rue Tolemaide, était presque vide, des fourgons de la Guardia di Financia et de la police patrouillaient sans que personne

n'entrave leur va-et-vient ; une partie du cortège avait reflué en direction du stade Carlini, tandis que d'épais nuages de fumée indiquaient des combats près de la gare de Brignole et le long du fleuve Bisagno. Les forces policières voulaient nous éloigner de la zone rouge : c'est dans cette direction que nous devions aller. Nous traversâmes donc la voie ferrée, et empruntâmes les rues Casoni et Giacometti pour rejoindre le début du cours Sardegna, à l'entrée du tunnel donnant sur le cours Torino : une grosse barricade faite de voitures, matériel de bureau, photoco-

pieur trouvés dans la petite station-service adjacente bloqua la police de l'autre côté du tunnel. La police chargea par la rue Casoni, occupant ainsi la place Martinez. Ceux qui tenaient la barricade à l'entrée du tunnel durent commencer à se replier afin de ne pas être pris en tenaille ; ils remontèrent à quelques-uns le long du fleuve Bisagno, laissant derrière eux des barricades de poubelles métalliques et conteneurs en plastique de récupération de verre, mais peu nombreux, ne purent tenir ces lignes face à l'avancée policière, composée d'hommes à pied, de fourgons, et de deux gros camions à eau. C'était malgré tout une avancée assez molle, parce que les combats étaient terminés, faute de combattants. Il ne restait en effet que quelques jeunes Italiens souvent torse nu, et une grappe de Français, qui considéraient que la journée n'était pas finie.

Post festum

Plus haut le long du fleuve Bisagno, les militants des organisations politiques, venus en autocar pour la journée, se massaient vers la place Marassi, se rafraîchissant et rangeant leur pique-nique, prêts à remonter dans les autocars qui commencaient à quitter la ville. Un militant de Rifondazione Commu-nista refusa de nous donner l'un de ses deux foulards avec le sigle de son parti, nous expliquant que c'était le sien. Nous dûmes en voler un à une jeune fille communiste, mais la manifestation était à présent dispersée, finie ; les masses militantes semblaient satisfaites de leur journée. Nous regagnâmes le cours Torino, et passant devant le Marché Général aux Fruits & Légumes, nous vîmes un grand nombre de fourgons bleus. Les policiers entraient dans ces grandes halles couvertes, d'où personne ne sortait : il semble que s'opérait là une gigantesque rafle, comme si des manifestants s'y étaient réfugiés dans l'espoir d'échapper à la police. De l'autre côté de la voie ferrée, cours Torino, la police alignait ses fourgons ; quelques journalistes accrédités par le G8 purent enfin photographier et filmer les rues pacifiées, sans prendre de risque ; ils nous racontèrent qu'une jeune Espagnole de dix-sept ans tabassée hier par la police — qu’on disait dans le coma — était aujourd'hui morte. Les fourgons de la police quittèrent l'endroit, et quelques personnes acclamèrent les vainqueurs. L'ordre régnait. Une sorte de soulagement traversa les cœurs tendres, une liesse timide se répandit comme une onde doucereuse chez certaines personnes, comme au retour d'une orgie, après avoir découché, le rictus mauvais de celui qui s'est encanaillé. Nous fîmes du stop en scooter jusqu'au front de mer. Le rez-de-chaussée calciné de l'immeuble du cours Marconi, incendié en milieu d'après-midi, faisait la vedette, assailli par les photographes et les cameramen. À 19h30, nous nous retrouvâmes tous rue Zara, à la voiture, intacte au milieu de véhicules attaqués. Nous partîmes vers l'Est de la ville pour nous baigner, entrant par effraction sur le port privé du Yachting-Club de Gênes. La mer était douce, purifiante et revigorante.

Dimanche 22 Juillet 2001

Après un petit-déjeuner d'adieu à notre café préféré et à sa serveuse aux seins lourds et dardés, nous gratifiant de baisers au vent, nous partîmes à l'IMC — centre des médias indépendants — nous renseigner sur une éventuelle manifestation pour la libération des prisonniers. Nous y apprîmes par des journalistes aux mines défaites qu'entre minuit et deux heures du matin, s’était déroulée une très violente descente de police. Plusieurs centaines de policiers avaient tabassé au sang les manifestants et les journalistes qui dormaient à l'école Diaz, avant de saisir disques durs et disquettes informatiques, pellicules photographiques, appareils vidéo. Des dizaines de personnes avaient été arrêtées ou hospitalisées. Dans la salle de presse du rez-de-chaussée, des journalistes aux mines abattues attendaient la conférence de presse du GSF après le raid terrible de la nuit. Aucune manifestation ni action en faveur des détenus ne semblant organisée, nous décidâmes quitter Gênes dévastée. Ce que nous fîmes immédiatement.

Immediatement, juillet 2001

Désobéir

Le Progrès, c’est la vieillesse et la mort déguisées en avenir.

I

(...)

  • Détruire les machines, et travailler pour la paix. Ou continuer à faire tourner les machines pour la guerre. (...)
  • Les hôpitaux ? Quelle hypocrisie ! Quel mensonge ! (...)
  • (...) Avez-vous l’intention de secourir efficacement ceux qui en ont besoin : les vrais pauvres, ceux qui se couchent sans manger et dont les enfants n’ont pas de souliers aux pieds, ni de chemise sur le dos ? La pauvre môme qui, s’étant fait mettre enceinte, ne sait pas comment elle va faire pour garder son petit ? Est-ce cela que vous voulez faire ?

Un hôpital ? C’est trop facile et ça ne sert pas aux pauvres. Bâtir un hôpital ? Il y aura l’achat du terrain, la commission à l’intermédiaire, le pourcentage de l’architecte, les bénéfices des entrepreneurs ; ensuite, le fixe du directeur et du sous-directeur, celui de l’économe, du médecin, du chirurgien ; les salaires des cuisiniers, des infirmières, des surveillants, du concierge ; les congés payés : enfin toutes les charges que comporte l’entretien d’un hôpital. Est-ce pour faire vivre tout ce monde-là ou pour aider véritablement les pauvres que vous voulez distribuer votre argent ? (...)

  • Des maisons confortables. Des escaliers qui montent tout seuls... Eau, gaz, électricité à tous les étages... Water... tout à l’égout... Métro... Autos... On n’a plus rien à faire. Tout marche tout seul. Même la pensée ! On a la T.S.F. et le journal : cela évite de réfléchir et on sait d’avance ce que l’on a à dire. On a une opinion toute faite, toute calibrée, comme l’étoffe qu’on vend au mètre...

On est nourri avant d’avoir mangé. On arrive sans avoir marché. On a de l’amour sans la peine – ni le plaisir – d’aimer.

On n’a qu’à payer pour rire. On ne sait même plus pleurer.

Et malgré cette vie mécanique, électrique, on a peur de mourir et on parle de bonheur ! (...)

  • Je vis dans la solitude totale, loin de la ville. Loin d’une vie truquée, peuplée de combines, rongée par la passion de l’argent et ses hypocrites laideurs. (...)

A la campagne, il n’y a pas d’indigents. Il n’y a que de simples gens. Il y a des masures, mais pas de taudis.

Je pense aux années de ma jeunesse, passées dans la sombre et triste banlieue de Paris : paysages de cheminées d’usines, de petits champs garnis de petits treillages où brillent les culs de bouteilles, les débris de porcelaine. Je revois les villas des retraités et des petits commerçants, bâties au prix de vingt ou trente ans d’une application sédentaire, vingt ou trente ans d’emprisonnement, sans espace, sans lumière. (...)

  • A quoi bon parler d’hygiène, d’augmentation de la durée de la vie humaine, quand une guerre moderne, tenant la place des choléras et des pestes d’antan, fait disparaître des millions d’êtres ?
  • Je monte dans le rapide de Bruxelles. Je m’installe et coupe les premières pages du “Petit Mexicain” d’Aldous Huxley.

Le train démarre.

Frontière. Arrêt. Un douanier belge, à la casquette chargée de galons, me demande mes papiers.

Je n’ai sur moi aucun “papier”... Pour moi, la Belgique, c’est mon pays... (...)

Un douanier, encore plus galonné, intrigué par ce colloque, s’arrête devant moi. On le met au courant, il lit les lettres.

Les deux hommes parlementent un instant. Ils sont évidemment persuadés de ma bonne foi... Ils redoutent une tuile.

On va vous laisser passer, dit celui qui paraissait le chef... Mais, une autre fois, sais-tu, il faudra avoir des papiers. (...)

  • Il est curieux de remarquer que la plupart des Français qui ont voté pour le Front Populaire – S.F.I.O., parti communiste – ont tous, dans la poche, un billet de Loterie Nationale, ne serait-ce qu’un dixième ou un vingtième de billet, dans l’espoir de devenir millionnaire ? (...)

II

(...)

  • Qu’y a-t-il de plus monotone, de plus triste à voir, qu’une pépinière où se trouvent alignés des arbres de même essence, plantés en files parallèles ? Mais quelle beauté, quelle grandeur émanent de la forêt ! L’implacable injustice qui s’en dégage exprime une vérité souveraine.
  • Vers 1896, je collaborais au journal Le Libertaire.

Le Libertaire avait ses “bureaux” rue d’Orsel. Ils consistaient en une simple baraque de bois élevée dans le fond d’une cour, derrière un immeuble noir et pauvre. On y rencontrait de ces vieux militants dont les bourgeois parlaient comme de monstres assoiffés de sang et qu’ils décrivaient comme des bandits.

Trente ans plus tard, ces anarchistes devinrent, pour les mêmes bourgeois, les bolchevicks au couteau entre les dents. Aujourd’hui, le camarade des temps héroïques, communiste parisien en veston, a pris ses Invalides sur les banquettes du Parlement bourgeois...

A l’époque de Ravachol, d’Emile Henry, de Vaillant, le journal Le Libertaire était le seul organe qui osât batailler contre le capitalisme. En guise de récompense et de salaire, ses rédacteurs étaient toujours sûrs d’écoper de quelques mois de prison.

Certains soirs, nous nous réunissions autour d’une tasse de thé qu’offrait Matta, principal rédacteur et gérant du journal. On palabrait tard dans la nuit, et quand nous sortions dans la rue, les flics rôdaient. Le frère d’Henry : Fortuné Henry, Vigo Almeyreda, Charles Malato, Georges Pioch étaient des habitués du repaire.

Manquant continuellement de fonds, le journal paraissait irrégulièrement, et souvent Matta exprimait les craintes les plus sombres : disparition définitive ! Il répondait aux doléances ou aux menaces en nous mettant le bilan sous le nez et en nous proposant pour exemple ceux qui avaient été jusqu’à donner leur vie pour l’Idée, pour la “Cause” ! Malgré tout, l’espoir de réformer le Monde ne nous abandonnait pas. Nous nous sentions animés d’une Foi capable de nous imposer les plus grands sacrifices.

La presse bourgeoise ! nous disait un soir Matta, elle a dépeint Ravachol comme un monstre ! comme un vil nécrophore ! Alors que Ravachol était un brave coeur, un brave type qui nourrissait par son travail sa mère et son jeune frère. C’était un être courageux, simple, désintéressé...

Un matin, continua Matta, les journaux relatèrent le décès d’une bourgeoise de la haute. On racontait qu’à la prière de la défunte, le mari l’avait fait enterrer avec tous ses bijoux. Il y en avait pour soixante mille francs !... Soixante mille francs de perdus pour tout le monde !... Soixante mille francs enterrés inutilement avec cette morte !

Cela révoltait l’esprit logique de Ravachol. Il dit simplement :

Je vais aller les chercher ! Sans tarder il se renseigna et, le lendemain, à deux heures du matin, muni des outils indispensables à son entreprise, il escaladait les murs du cimetière.

Il pénétra dans la petite chapelle mortuaire. La pierre du sépulcre n’était pas encore posée. Il descendit dans le tombeau, ouvrit le cercueil. Suffoqué par l’odeur du cadavre, il mit le feu aux couronnes et aux bouquets... Il écarta le linceul... Il souleva la morte... Les bijoux n’y étaient pas. Les journaux bourgeois avaient menti... Et le mari aussi !

  • (...) Le Fauvisme, art anarchiste, individualiste, est né à Chatou – Ecole de Chatou – de ma rencontre avec Derain.

En 1900, à ma libération du service militaire, des révoltes bouillonnaient en moi. Révoltes contre une société enfermée dans des conventions étriquées, bornée par des cadres étroits, soumise à des lois égoïstes et mesquines. Et le moindre choc, le moindre heurt auraient suffi pour que ces révoltes fissent explosion...

La peinture fut un exutoire, un abcès de fixation. Sans elle, sans ce don, j’aurais mal tourné. Ce que je n’aurais pu faire dans la société qu’en jetant une bombe – ce qui m’aurait conduit à l’échafaud – j’ai tenté de le réaliser dans l’art, dans la peinture, en employant du pures couleurs sortant de leur tube. J’ai satisfait ainsi à ma volonté de détruire, de désobéir, afin de recréer un monde sensible, vivant, et libéré. (...)

  • Quand on tue un poulet pour le manger, on ne l’insulte pas : il est de mauvais goût de faire croire à la Société des Nations que c’est le poulet qui a commencé ! (...)
  • Le progrès a amené l’homme de 1936 à un tel degré d’abrutissement que l’équipe gouvernementale comporte un ministère dit “des Loisirs, du Tourisme et des Sports” ! (...)
  • La Société des Nations... La Conférence du Désarmement : une équipe d’ingénieurs, de techniciens qui imaginent qu’en boulonnant le couvercle de cette immense marmite qu’on appelle le Monde, elle n’éclatera pas, même si on la laisse sur le brasier des usines.
  • Tout travail fait en série est belliqueux.
  • Une Nation qui se flatte d’avoir “LA PAIX” pour idéal ne peut pas être une nation industrielle.
  • Une nation pacifiste ne peut être qu’une nation de poètes, d’artistes, d’artisans ou de sauvages. (...)
  • Une guerre européenne serait évidemment la fin de la civilisation occidentale.

Une guerre n’est pas souhaitable, certes ! Mais la fin de cette civilisation mécanique, avec tout ce qu’elle comporte d’avilissement, ne serait-elle pas un bienfait pour l’Homme ?

  • Au temps de l’esclavage, les captifs aspiraient à la liberté. En 1936, époque de “progrès” et de “science”, tout ce que les hommes revendiquent, c’est le droit d’être enfermés pendant quarante heures par semaine pour faire un travail idiot !
  • Définition du Bourgeois :

Le bourgeois est celui qui pense que l’épaisseur de son portefeuille mesure sa supériorité et son intelligence.

  • Chaque ouvrier est un bourgeois en puissance, en formation : assurances sociales, assurances maladies, retraites ! Comme idéal suprême, une chambre à coucher en faux bois, des tapis en fausse laine, des robes et des bas en soie artificielle, des bijoux en simili et des bibelots à “prix unique”...
  • Qu’est-ce que le communisme ? ai-je demandé d’un air innocent à un ouvrier syndiqué.

Parbleu ! la révolution sociale...

Je ne lui ai pas demandé si elle serait aéro-dynamique.

  • Pendant mon séjour aux usines, j’ai pu constater combien la classe ouvrière, fabriquée, malaxée par le milieu et l’ambiance était “standard”. Comme un pain de quatre livres ressemble à un autre pain de quatre livres, un ouvrier ressemble à un autre ouvrier... (...)
  • La classe bourgeoise est désemparée à la perspective d’une révolution qui la dépouillerait de son argent.
  • Il n’aimait que l’argent ! Il ne voyait que l’argent, ne comptait que sur la puissance de l’argent. L’argent s’écroulant, s’évanouissant, que va-t-il lui rester pour vivre ? Il avait bâti son existence sur l’argent. L’argent était le but de sa vie, son Idéal ! Le bourgeois ne croit plus en Dieu. Il va encore à l’Eglise, à la messe, pour remplir un rite obligatoire de sa condition... Mais, si l’argent n’existe plus, s’il n’a plus le moyen de s’enrichir, que fera-t-il de sa vie ? (...)
  • Il est plus facile de devenir un technicien, un érudit, que de connaître la vie avec tout ce qu’elle comporte.
  • Il faut beaucoup plus de volonté, d’intelligence, de compréhension pour labourer la terre, quand on a les moyens de ne pas la labourer, qu’il ne faut justifier d’authentiques qualités pour devenir avocat, médecin ou ministre.

III

(...)

  • Quand ils prêchent le Désarmement, les Pacifistes en parlent comme les curés parlent du péché, de l’Enfer et du Paradis.

Il n’est question dans leurs discours que de canons, de tanks, de mitrailleuses et d’avions de bombardement. Pourquoi oublient-ils le principal ? L’accroissement de la natalité de certaines puissances... les usines d’autos, de produits chimiques, d’avions de tourisme et même les fabriques de couteaux à dessert et de cuillers à café.

Désarmer ? Oui ! mais désarmer la vie moderne ! (...)

  • J’ai toujours été, depuis mon jeune âge, fixé quant à mes goûts, mes inclinations, mes sympathies. J’ai laissé aux autres, et sans regret, l’envie de ce que je n’aimais pas et de ce qu’ils adorent...

Je n’ai jamais voulu qu’une chaumière, une vraie femme, des arbres fruitiers, un petit bois, une rivière, pas de livret militaire ; des fleurs et des bêtes. Comme c’est l’idéal le plus vrai, le plus réel, le plus simple depuis le commencement du monde, ce n’est pas très commode à réaliser. (...)

  • Ce petit homme passe devant le tribunal correctionnel pour crime de défaitisme et attentat au crédit de l’Etat :

100 francs d’amende et huit jours de prison ! prononce le Président.

Mon président, dit l’accusé d’une voix douce, vous pouvez me condamner à 100 francs d’amende et huit jours de prison ; mais il n’est pas en votre pouvoir de me condamner à être un imbécile. (...)

  • (...) Parfois, à travers des verdures – d’un vert pâle et indéfini – on aperçoit un château. Ce sont les fameux châteaux de la Loire que les panneaux-réclames, le Ministère des Loisirs et du Tourisme et les Guides vous invitent à visiter... Quelles grandeurs vides ! Quel froid ennui se dégage de tout cela ! Quel concours de richesses inutiles !

Ces “châteaux” ont un destin amer. Ils deviennent des sanatoriales, des maisons de retraite pour vieux domestiques, vieux cabotins, vieilles concierges, vieux intellectuels...

Quand l’homme aura retrouvé sa vie d’homme, qu’il aura refusé de “produire” quarante heures par semaine, les usines deviendront des refuges pour vieux exploiteurs, patrons séniles, techniciens gâteux, ouvriers pâles et syndiqués. (...)

  • Si une nouvelle guerre éclate, pourra-t-on parler encore sans rire - ou sans pleurer - des bienfaits de l’instruction, du progrès et de la civilisation ? (...)
  • Le marasme dans lequel se débattent toutes les branches de l’activité humaine n’est pas une crise : c’est un aboutissement, un résultat.
  • (...) Où va la peinture ?

L’Art n’ayant, par principe, aucun but, la peinture n’a jamais à “aller” nulle part. Elle n’a pas à devenir autre chose que ce qu’elle est :

UNE MANIFESTATION INDIVIDUELLE.

Si, aujourd’hui, se pose la question de l’avenir de la peinture, les peintres en sont responsables, qui ont fait de la peinture un métier. Ce qu’il faut plutôt se demander, et franchement, c’est ce que vont faire les peintres ! Etre “artiste peintre” ne constitue pas un métier et n’aurait jamais dû être considéré comme tel. (...)

Engager les artistes à peindre des travailleurs pendant la période révolutionnaire, et à portraiturer des dictateurs pendant l’ère fasciste et des généraux pendant l’ère guerrière, c’est un point de vue !

Leur faire décorer les mairies, les écoles, les maisons du peuple à l’avènement du communisme ; des palais et des châteaux sous le règne des aristocrates et des rois, c’est une manière d’en sortir. Et, si c’est possible, d’en vivre !

Mais alors, avec de telles conceptions, qu’on ne vienne plus nous parler d’Art ! (...)

Attribuer à la peinture un “but”, c’est aussi puéril que d’en attribuer un au chant du rossignol. (...)

Je désire que tout le monde vive, que chacun mange et boive à son saoul. Mais quand on s’engage dans une voie aussi fragile, aussi peu sûre, dans un chemin aussi “en dehors” que la peinture, ne doit-on pas en accepter tous les risques avec dignité et abnégation ?

Avant l’industrialisation, avant le règne de la machine, tous ceux qui envisagent ou embrassent aujourd’hui la carrière de peintre avaient leur place dans l’Artisanat. Avant que la machine ne les ait remplacés, ils exécutaient des tapisseries, des meubles, travaillaient la pierre, le bois, forgeaient le fer. (...)

Ayant toujours placé la peinture au-dessus des contingences matérielles, j’ai fait tous les métiers pour gagner ma vie. Mais je n’ai jamais fait de la peinture un métier. (...)

  • Un ami qui arrive de Russie me fait un récit enthousiaste de la vie en U.R.S.S.

Je le questionne :

Au point de vue de la vie, telle que nous la comprenons en France, y a-t-il quelques chose de changé ?

Tout !

Tout quoi ?

Je dis “TOUT”. C’est bien simple, si tu ne me crois pas, vas y voir toi-même.

Voyons, lui dis-je, procédons par ordre !

“Y a-t-il des maçons qui montent des murs, des cantonniers qui mettent des pierres sur les routes, des vidangeurs qui vident les fosses, des mineurs qui descendent dans la mine, des paysans qui labourent la terre, pendant que d’autres citoyens sont bien au chaud quand il fait froid et bien au frais quand il fait chaud ?

Qu’est-ce que tu me racontes-là ?

Je te demande s’il y a des types qui sont dans un bureau, en train de noircir du papier et des intellectuels qui glorifient le travail pendant que les copains le font ?

Mon ami avait tout de même l’air un peu décontenancé...

C’est forcé, tout cela, me dit-il avec brusquerie. Comment veux-tu que ça marche autrement ? Je me demande un peu ce que tu voudrais ! (...)

  • Le Progrès, c’est la vieillesse et la Mort déguisées en Avenir... (...)
  • La moitié du monde passe sa vie à s’approprier l’argent que possède l’autre moitié.
  • La machine est le moyen de faire travailler quelques-uns au profit de tous... (...)
  • Les théories cubistes sont à la peinture ce que les théories marxistes sont à la Sociologie. (...)
  • Le communisme, c’est le régime bourgeois de demain.
  • Animés par un nouvel idéal social, de nouveaux révolutionnaires surgiront. Mais il y aura toujours des marches militaires et des policiers.
  • La guerre de 1914 fut une guerre “cubiste”, mais celle qui vient sera “surréaliste”.
  • L’esprit bourgeois n’est pas prêt de mourir ; il renaît tous les jours, sous d’autres formes.
  • En politique sociale, à part quelques grands artistes, Ravachol, Emile Henry et Vaillant, quels chefs-d’oeuvre les autres ont-ils fait ? Il y a bien eu Jésus-Christ. Mais cela ne lui a pas réussi... (...)
  • Le vrai, le seul pacifiste, c’est celui qui l’est PAR NATURE, c’est le paysan. (...)

Le Pacifisme n’est pas une théorie. C’est une fonction essentielle de l’ETRE, c’est une façon de vivre. Il suppose le renoncement de l’âme, le reniement des oeuvres factices, l’abjuration de la vie artificielle que l’homme s’est fabriquée.

Voilà pourquoi le véritable pacifisme est incompatible avec les aspirations de la foule, de la masse du peuple des Villes...

Le pacifiste, ce n’est pas le troupeau, c’est l’INDIVIDU. Ce n’est pas l’électeur et ce n’est pas l’élu, c’est l’HOMME. (...) IV

(...)

  • Mourir pour la collectivité, en héros, est une duperie : il n’y a pas réciprocité.
  • Le Poilu Inconnu doit être fixé sur l’incommensurable bêtise et sur la monstrueuse hypocrisie humaine.
  • Mourir empoisonné par des champignons ou mourir au champ d’honneur ? Dans les deux cas, c’est faire montre d’ignorance et de candeur. (...)
  • Tous les groupements : Communistes, Croix de feu, toutes les Ligues, tous les Rassemblements populaires ne correspondent qu’à la même illusion, revivifier, électriser par la confiance un système faux, renouveler par la surenchère des combinaisons mortes, miser sur ce qu’on croit une martingale et qui n’est qu’une illusion.
  • Si, dans chaque Nation, les dirigeants n’entrevoyaient pas la Guerre comme une fin providentielle, ils deviendraient fous devant l’insoluble problème économique et financier qui se pose au Monde. (...)
  • On a séparé l’Eglise de l’Etat.

A quand la suppression de l’instruction obligatoire et du service militaire obligatoire ? (...)

  • Ce qui est dangereux, c’est que l’homme est arrivé à voler à cinq cent kilomètres à l’heure, cependant que son coefficient de bêtise, d’égoïsme et de cruauté est resté le même qu’au bon temps où il n’avait que ses pieds pour aller chez le voisin. (...)
  • Pour le particulier, le seul moyen de sortir élégamment d’une situation inextricable, c’est le suicide. Pour une nation, c’est la guerre...

L’Espagne est en train de résoudre pour une quarantaine d’années les problèmes jumeaux de chômage et de la surabondance. “Paix, pain et liberté !”... “Foi, espérance et charité”. Ces deux idéologies se seront affrontées avec une rage égale et les espoirs qu’elles représentent auront disparu, l’un comme l’autre, à tout jamais. (...)

  • Les membres des Parlements de toutes nuances et de toutes couleurs votent des lois, toutes les lois qui leur passent par la tête. Cela n’a, à mon sens, aucune espèce d’importance.
  • (...) Le travail de la machine rabaisse l’homme au niveau de la brute : ce ne sont pas les réductions d’heures de travail qui modifieront cet état... (...)

Cet ennui qui ronge le Monde, cette insatisfaction, cette angoisse mortelle ont pour cause l’abandon de la création individuelle, du travail manuel intelligent qui, seul, peut apaiser le besoin d’extériorisation que nous ressentons tous, du plus petit au plus grand. (...)

Où est le temps, pas encore si lointain, où les tailleurs de pierre se plaisaient à tailler la pierre, où les forgerons aimaient à forger le fer, où l’ébéniste, l’artisan, le sculpteur fabriquaient et sculptaient leurs meubles avec amour ?

Tous chérissaient leur travail : l’artiste son art et le laboureur sa terre. (...)

  • Les vrais artistes, les créateurs, sont des fleurs qu’enfante le hasard.
  • On naît peintre comme on naît bossu. C’est un don ou une infirmité.
  • Pour être champion de boxe, il ne suffit pas d’avoir un père millionnaire.
  • Encourager les arts, c’est nourrir des nullités et donner un vain espoir aux médiocres !
  • Celui qui a une belle voix chantera malgré sa misère. (...)
  • La lutte, la nage, la marche, la course ne sont plus des choses naturelles auxquelles on se livre sans réglementation et sans code... Au moins, parlez-nous du “sport” !

Le “sport” est une institution de progrès. (...)

  • L’activité du “Ministère des Sports” et de celui du “Sauvetage de l’Enfance” me font penser à celle des fabricants de masques destinés à combattre l’empoisonnement des villes par gaz toxiques.

Il serait plus simple de supprimer l’emploi des gaz. De cette façon, les manufactures de masques perdraient leur raison d’être... Mais il est aussi impossible d’enrayer la vacherie humaine que la tuberculose et le cancer ! (...)

  • Ainsi, grâce aux ingénieurs et aux techniciens, le monde actuel nage-t-il dans le bonheur et la béatitude...
  • Un homme bien portant n’entrevoit même pas l’éventualité de son passage entre les mains d’un chirurgien. (...)

V

(...)

Les techniciens agronomes sont de pauvres types et leurs statistiques une fumisterie. Tout cela ne changera rien aux faits et aux résultats. (...)

Leurs prévisions et leurs calculs vont se trouver en défaut. Tous les engrais chimiques du monde ne peuvent contrarier les lois de la nature. Personne n’oublierait ces vérités essentielles, si le désordre ne s’était installé dans tous les cerveaux, à commencer par ceux des spécialistes et des dirigeants de l’économie distributive.

En quoi consiste cette “surabondance” dont les techniciens parlent avec tant de véhémence ?

Abondance de saucisses, de fraises, de cerises, de pommes de terre, de tête de veau, de bifsteacks, d’abricots et de haricots verts ? Cette année, de blé ?

Il n’y a pas assez de beurre en France puisque le Tip le remplace. Pas assez de fruits puisqu’on les fait venir d’Espagne ou d’Amérique. Pas assez de pommes et de poires, puisqu’on en importe du Canada. S’il y a surabondance, c’est une surabondance de cons.

Accessoirement, c’est une surabondance d’objets manufacturés, d’autos, de bicyclettes, de machines à écrire, de seaux de toilette, de casseroles, de T.S.F., de phonos, de toute une quincaillerie, de bricoles en zinc chromée, en clinquant, qui, pour avoir subi les lois de la production intensifiée, ne trouvent plus ni débouchés, ni acheteurs.

Non contents de ne plus savoir que faire de toutes ces inutilités qui encombrent la vie actuelle, de ne plus savoir à qui les refiler, on a imaginé d’augmenter les salaires de ceux qui les fabriquent, afin qu’ils continuent à les fabriquer. Loin de restreindre la production, on crie stupidement à la sous-consommation.

Les techniciens de l’économie dirigée en sont toujours là : intensifier ! et l’augmentation des salaires n’a pas d’autre objet que de donner obligatoirement aux Français les moyens d’acheter deux autos, dix phonos, trois vélos, sept stylos, vingt pots de chambre, douze douzaines de briquets, trois moulins à café, neuf postes de T.S.F., deux mitrailleuses, un avion et trois tanks. (...)

L’ouvrier syndiqué, le fonctionnaire, n’est-ce pas le nouveau bourgeois d’aujourd’hui, le bourgeois à prix unique ? Est-il plus sympathique et le crois-tu meilleur et plus humain que le bourgeois classique, celui de la chaîne de montre en or et du chapeau haut de forme d’avant-guerre ? As-tu réfléchi que toutes les revendications humanitaires et égalitaires ne devaient aboutir qu’à ressembler au bourgeois, à jouer au bourgeois ? A enfiler un pyjama de plage, à s’épiler les sourcils, à se faire faire une permanente ? En un mot à s’affubler des signes extérieurs du capitalisme ?

Ne sais-tu pas que les mêmes saloperies se répètent éternellement ? Qu’aujourd’hui ceux qui ont la chance de travailler trouvent tout naturel d’être augmentés et d’avoir des congés payés, cependant que des centaines de milliers de leurs camarades, mâles et femelles, crèvent la faim et chôment ?

Se cramponnant à leurs places, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient, ils se sont habillés “en dimanche” et se sont dirigés vers les gares... Ah ! s’ils avaient eu le beau geste ! S’ils avaient abandonné le prix de leur billet à ceux dont la machine a fait des morts vivants, aux camarades chômeurs ! On aurait pu dire qu’il y avait dans l’humanité quelque chose de changé, un espoir, l’aube de temps meilleurs. (...)

Le nouveau paysage que j’ai devant les yeux provoque en ma mémoire l’éveil de toute une autre catégorie de souvenirs : les révoltes anarchistes de mes vingt ans, les rancoeurs contre une aristocratie incapable et dégénérée, contre une bourgeoisie mesquine et dépourvue de véritables sentiments humains. A cette époque je croyais au peuple. Je l’imaginais perfectible. Mais qu’est-elle devenue cette masse ? En quelles pitreries se sont changés ces grands gestes qu’elle faisait quand elle tenait un pan du veston bourgeois ? Elle n’a su qu’imiter les vices contre lesquels elle se révoltait. Elle a prit à son compte les idéaux que nourrit l’argent. Elle a endossé, sans même les désinfecter, les défroques de ceux qu’elle avait combattus et réprouvés... (...)

A la mer, il y a les gens vêtus de pantalons de flanelle blanche qui se donnent des allures de yachtmen, les femmes aux cheveux platinés, vêtues d’une épuisette et du pyjama de plage à pattes d’éléphant... Tous ces échappés de prisons ont l’air heureux. La vie leur semble belle et ils ne songent qu’à remettre cela l’année prochaine.

Cette ville de pêcheurs, de gens qui avaient un métier, en est réduite à attendre avec anxiété, comme un banc de sardines aberrant, les francs-papiers de l’estivale nuée de sauterelles parisiennes. (...)

Peu de temps après, quelqu’un m’avait raconté l’histoire d’un chantage monstre qu’Arnold et trois ou quatre de ses amis, médecins et chimistes, avaient monté au détriment de grandes firmes américaines de conserves alimentaires.

Sous la menace de publier des comptes rendus de travaux de laboratoire concernant les origines et la propagation du cancer et de dévoiler ces dernières au grand public en les attribuant à la consommation d’aliments en conserves, ils avaient réussi à extorquer à ces firmes je ne sais combien de milliers de dollars... (...)

En ce même moment, la révolution espagnole fait rage... des milliers d’hommes s’entretuent.

Un idéal social, une mystique les séparent : deux clans, comme dans les guerres de religion. Et ces hommes se battent, s’entretuent et meurent pour un idéal de servitude !

Idéal de servitude, toujours...

S’il est difficile de ne pas obéir, il est aussi très difficile de ne pas avoir le désir de commander.

DESOBEIR au Progrès, à la civilisation... Désobéir à la mode, au snobisme, aux théories changeantes, contradictoires et déraisonnables. Désobéir à la machine ! Désobéir à la bêtise ! Prendre à rebours le chemin que suit la foule, la masse. Fuir la fausse mystique moderne. Renier l’idéal de la fille de la concierge, du fils du banquier, du retraité des assurances sociales...

S’en aller seul, tout seul... Ne compter que sur soi et n’obéir qu’à ses instincts, aux lois certaines de la nature... On frôle peut-être le précipice. Mais, à tout prendre, on ne risque pas beaucoup plus que le petit garçon bien gentil enterré à Verdun ou ailleurs...

Que ce soit au service d’Attila, de Charlemagne, de Robespierre, de Napoléon, de Guillaume II, de Lénine, d’Hitler, de Mussolini, de Franco...

Les masses s’évanouissent, disparaissent, conservant dans la Mort leur anonymat.

Les noms seuls de quelques-uns dont les mains furent rouges de sang sont gravés pour l’éternité dans la pierre.

On les imprime dans les livres pour les petits enfants.

LA TOURILLIERE, Novembre 1936.

Maurice Vlaminck

Rêve de révolte

J’ai fait un rêve l’autre nuit, un rêve de révolte. Ce n’était pas à Mégara, faubourg de Carthage. Ni même à Clichy sous bois, banlieue de Paris. C’était chez les vrais pauvres de France. C’était toi, mon frère, picard les pieds trempés dans cette sale glaise qui accroche tes chausses depuis quinze générations, toi la caissière des magasins U de Vitry-le-François, toi le Septimanien, d’Alès ou de Béziers, né ici ou ailleurs peu m’importe, toi le petit-fils d’ouvrier agricole italien, marocain ou espagnol, toi l’ensouché pour l’éternité dans ta semi-campagne près Montluçon, toi le rurbain comme on disait dans nos livres de géographie des années 90, toi à qui l’on vend des écrans plats payables en dix fois sans frais, toi l’amateur d’émissions de variétés, toi le jeune néo-skin parce que tu n’as rien d’autre à foutre, toi le teufeur qui brûle tes neurones dans des free en attendant de crever dans un accident de la route, toi l’ado dépressif des jeux de rôles à qui l’on donne le choix entre un CAP de plombier et un permis poids-lourd, toi l’inculte à qui l’on a tout refusé fors l’iphone où tu télécharges tes applis inutiles pour passer le temps, toi le lecteur de chiens écrasés sur ton exemplaire graissé de PQR au dernier bistrot ouvert après 18h00 le vendredi, toi le manu au chômage six mois sur douze, toi le chef d’équipe toujours heureux de son travail bien fait, toi l’abonné des vols low cost pour Djedda ou Bali où la tristesse est la même, toi le défait, toi le rouillé, toi l’abandonné, toi le peuple qui fait les tribuns populistes, toi l’ancien stal cher à Jérôme Leroy, toi le désabonné d’Aujourd’hui en France qui connaît mieux Obama que de Gaulle, toi qui ne liras jamais ce papier parce qu’on t’a dit que c’était prise de tête, toi qui ne sais même plus si tu veux vivre mais qui veux juste continuer, toi l’alcoolique de solitude, toi la grand-mère qui joue ta pension au PMU en souvenir de ton défunt, toi que même Houellebecq ne saura pas décrire, toi qui as les foies de te foutre le feu comme de l’autre côté de la méditerranée et qui finiras pendu dans ta salle de bain, toi le mélancolique, toi la mauvaise conscience, toi l’oublié, toi les Feux de l’amour 34ème saison, toi qu’as fini encore une fois ton pot de Nutella en lisant Closer, dans mon rêve c’était toi pour une fois qui faisait la révolution. Dans mon rêve, tu avais lu Christophe Guilluy et tu avais compris que tu étais du côté de cette Fracture française qui paie toujours la facture. Oh, ce n’était même pas la facture économique qui était lourde, elle a toujours été si lourde, non, dans mon rêve, c’était cette facture sociale dont tu prenais conscience, facture métaphysique presque qui te laissait toujours du côté des infra-humains. Toi, la mairie ne t’a jamais payé des vacances à Courchevelles, la maîtresse ne t’a jamais emmené au Louvres et tu n’étais même pas invité le 14 juillet dans les jardins de l’Elysée. Parce que tu n’as jamais rien représenté. Tu as la gueule de tout le monde, les fringues d’H&M, et parfois quand tu tunes ta voiture tu as l’impression de rentrer dans un club élitiste. Aujourd’hui, dans mon rêve, tu avais compris qu’il y a deux sortes de pauvres, ceux du bruit et de la fureur et ceux qui passent en silence. Toi, tu es ceux-là. Toi, tu ne fais pas les unes des journaux, même télévisés, toi tu es à peine un bon client pour les soirées thématiques pourries de France3 ou pour Enquête inédite sur Direct 8 : « Voyage au cœur de cette France qu’on ignore. » Celle qui se couche tôt et c’est bien fait pour elle. Toi, dans mon rêve, tu avais compris que les autres pauvres « au pied de leur immeuble, ils ont désormais un coach, un conseiller de l'ANPE, un moniteur d'auto-école, un pôle de réussite Grandes écoles… » et que toi devant ta maison, t’as toujours rien. Et surtout personne.

Toi, dans mon rêve, toujours avec Guilluy, après t’être longtemps demandé pourquoi alors que « dans les années 1950-1960, il y avait des fils d'ouvriers sur les bancs de Sciences Po, comme sur ceux de l'Assemblée nationale, aujourd'hui, il n'y en a plus », tu comprenais enfin : c’est qu’on ne t’aimait pas, et qu’on n’avait aucune raison de t’aimer. C’est qu’on t’avait fait remplacer ta nappe à carreaux d’abord par du formica, puis par des meubles Ikea, mais que ça ne te rendait toujours pas sexy. Dans mon rêve, tu comprenais qu’on t’avait enlevé ton costume, tes chansons, ta musique, ta langue, tes fêtes, tes dévotions, ta famille, tes voisins, tes amis, tes désirs, tes rêves et que tu avais été jeté, nu comme un ver, dans l’immense marché des exotismes. Et toi, quoi que tu en aies, t’étais pas concurrentiel. T’étais comme un Justin Bridou perdu chez Trois-Gros. Une balayure sous le tapis.

Mais dans mon rêve aussi, tu t’apercevais soudain que tu étais nombreux, comme une Grande Armée qui aurait attendu l’arme au pied son Empereur. Comme une colonie de lemmings qui soudain refuse de se suicider dans la rivière et qui retourne à la prairie. Dans mon rêve, tu étais comme un Comanche qui inversait le cours de l’histoire, comme un Français après Azincourt, Sedan ou Juin 40, comme un Russe à Stalingrad, comme Mandela dans sa prison. Et tout recommençait. Toi aussi, tu fais un rêve, cette nuit, un rêve de révolte.

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